Mardi 5 janvier
Michel Drouin vient d’éditer (rééditer) le quatrième volume des articles que Georges Clemenceau a consacrés à l’affaire Dreyfus, Des Juges. Il y en a sept en tout : l’œuvre immense d’un combattant qui, sans jamais baisser la garde face aux autorités militaires, judiciaires, politiques et face aux foules hurlantes de l’antidreyfusisme, a défendu jusqu’à la victoire finale la cause du droit et de la justice.
Il faut rendre hommage à Michel Drouin qui, comme éditeur intellectuel, témoigne d’une égale ténacité et remercier les éditions Mémoire du Livre d’avoir pris le risque de rééditer ce monument. Espérons que l’entreprise parviendra à son terme, elle en vaut la peine. Ce quatrième volume scande les événements qui vont amener l’arrêt de la Cour de cassation permettant un nouveau procès Dreyfus — le procès de Rennes de septembre 1899. Nous sommes donc loin du dénouement, en pleine bataille, et nous suivons le dreyfusard Clemenceau dans ses joutes quotidiennes contre les menteurs, contre les faussaires et leurs complices.
Dans la préface qu’il a donnée à ce recueil, celui qu’on appellera le Tigre manifeste ses distances envers le peuple. Profondément démocrate, défenseur du suffrage universel, il ne pratique pas la religion du peuple : l’épisode boulangiste, quelques années plus tôt, eût suffi à l’en éloigner. Il écrit cette fois :
« Hélas ! le peuple sauveur, le peuple Dieu est d’humeur inconstante. Tantôt je le vois s’enflammer d’une ardeur généreuse, faire des miracles au service d’une idée, tantôt se désintéresser de tout, s’abêtir dans l’indifférence, tantôt se déchaîner en furieux cortège des passions de secte, de race, ou de parti. » Il se souvient que « le même peuple qui démolit la Bastille, la rebâtit sous Napoléon. » L’affranchissement du peuple (des « haines meurtrières » comme des adulations passagères) reste au programme. Mais il n’est pas temps de désespérer :
« La nouveauté, c’est Picquart, c’est Zola, c’est le mouvement de ceux qui les ont suivis, encouragés, aidés contre le juge infidèle au devoir, contre le politique trahissant son mandat, contre le peuple lui-même désertant sa propre cause ou même se ruant à l’assaut de ses défenseurs. Quelques-uns se sont émus, quelques-uns ont parlé, quelques-uns ont agi, quelques-uns ont sauvé l’honneur. L’individu, fort de sa clairvoyance et de sa volonté, s’est mis en devoir de vaincre, là où toutes les organisations de salut avaient failli. »
L’individu ! La foi dans les capacités de l’homme seul, responsable, lucide, dont l’exemple a force d’entraînement, atténue sensiblement le pessimisme réputé de Clemenceau sur la nature humaine. L’affaire Dreyfus ne devint une « affaire » qu’à partir de la protestation d’une poignée d’individus.
Les partisans de l’Ancien régime ont accusé la Révolution d’avoir réduit la société en poussière ne laissant debout que les individus ; les doctrinaires du collectivisme dénonceront l’individualisme comme idéologie bourgeoise. Il faut pourtant en convenir, quelle que soit notre philosophie de l’Histoire : les marqueurs de notre mémoire nationale sont avant tout des noms d’individus.
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