Lundi 21 décembre
À propos du prestige de la littérature en France, j’en reviens à Curtius à son Essai sur la France. Pour lui, pas de doute :
« La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n’y a qu’en France où la nation entière considère la littérature comme l’expression représentative de ses destinées. […] Il est impossible de comprendre la vie politique et sociale de la France si l’on ignore sa littérature ; si l’on ne saisit pas sa fonction essentielle qui est de servir à la fois de centre et de lien à toutes les manifestations de son évolution historique ; si on ne lit pas les classiques français, et dans l’esprit même où les Français les lisent. En France, toutes les idéologies nationales sont sorties de la littérature et en sont restées imprégnées. Celui qui veut jouer un rôle politique doit faire ses preuves littéraires. Prétendre avoir de l’influence sur la vie publique est inutile, aussi longtemps que l’on ne s’est pas rendu maître du mot parlé et écrit. »
Un autre Allemand, imaginaire celui-là, officier de l’armée d’occupation, inventé par Vercors dans son Silence de la mer, disait à peu près la même chose dans le soliloque auquel il se livrait devant la bibliothèque de son hôte délibérément muet :
« Les Anglais […] on pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous, tout de suite : Gœthe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord.
Il se retourna et fit gravement :
— Mais pour la musique, alors c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart… quel nom vient le premier ? »
Ces citations datent : qu’en est-il aujourd’hui ? Il n’est pas de saison sans que ne paraisse un pamphlet contre l’enseignement du français dans l’enseignement secondaire, depuis une trentaine ou quarantaine d’années, conforme à la théorie littéraire. On dit (je n’ai pas vérifié) que nombre de bacheliers moyens ne savent pas dire dans quel siècle vivait, par exemple, Rabelais, et que beaucoup ont été dégoûtés de la lecture. Je n’entrerai pas dans cette querelle : je cite seulement le témoignage de Tzvetan Todorov.
Grand théoricien littéraire, membre du Conseil national des programmes de 1994 à 2004, il est arrivé en France au début des années 60. Il avait alors constaté que les études littéraires se faisaient d’un point de vue externe (étude du contexte historique, idéologique, esthétique) et selon une approche empirique. Fort de ce qu’il avait appris chez les formalistes russes et les théoriciens du style et des formes allemands, il sentait la nécessité d’équilibrer cette pratique externe par l’approche interne (« étude de la relation des éléments de l’œuvre entre eux »). Il travailla donc, en compagnie de Gérard Genette, à une « poétique », qui inspire les programmes actuels. Mais, écrit Todorov, nous connaissons aujourd’hui un déséquilibre inverse : « Le mouvement du balancier ne s’est pas arrêté à un point d’équilibre, il est allé très loin dans la direction opposée, celle d’une attention exclusive pour les approches internes et pour les catégories de la théorie littéraire. » Autrement dit, les textes et les œuvres n’existent qu’à titre de matériaux sur lesquels peuvent s’exercer les techniques du décryptage et l’illustration des concepts. On a évacué au passage la finalité de l’enseignement littéraire : « les grandes œuvres de l’histoire de l’humanité. » Quand les moyens sont pris pour la fin, on n’aboutit qu’à former au mieux des cancres savants, des Vadius de la rhétorique, et des Trissotin de la communication.
Si ce témoignage n’est pas réfutable — et s’il l’est qu’on me le dise, qu’on me rassure ! —, on pourra abandonner Curtius et Vercors aux membres du troisième âge.
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