Samedi 19 décembre
Plus que l’histoire politique ne serait-ce pas l’histoire littéraire qui exprime au mieux l’ « identité de la France»? J’y pensais en découvrant la belle anthologie que François Dufay a composée, Maximes et autres pensées remarquables des moralistes français, de La Rochefoucauld à Cioran, et qui est aujourd’hui publiée à titre posthume. François était notre ami, membre de notre comité de rédaction, l’auteur notamment de ceVoyage d’automne dont fut tiré un film pour la télévision. Nous l’appréciions pour la finesse de son intelligence, sa vaste culture et nous avons été bouleversés par sa mort accidentelle. Les moralistes faisaient partie de ses admirations.
Ces maîtres de l’aphorisme, de l’apophtegme, de la sentence qui ne faisaient pas de la morale mais scrutaient la vie morale de leurs contemporains, Nietzsche en a fait les représentants typiques de la prose française qu’il a loués et imités : « [Une raison] sur laquelle les Français peuvent fonder leur supériorité en Europe, c’est leur vieille et diverse culture des moralistes, qui fait qu’on rencontre même chez de petits romanciers de journaux on n’importe quel boulevardier de Paris une sensibilité et une curiosité psychologiques dont en Allemagne, par exemple, on n’a aucune idée (ni encore moins rien d’approchant). »
Ces virtuoses de l’écriture fragmentaire distillent le pessimisme sur la nature humaine comme les abeilles font du miel. Censeurs de l’illusion, éreinteurs des vanités, rabat-joie des mondanités, démolisseurs des belles âmes, négateurs du Progrès, spéléologues de la faiblesse humaine, chasseurs de la bêtise, ils constituent, à travers les siècles, la galerie des penseurs de l’humain trop humain — comme dirait encore Nietzsche.
Dans un pays qui voue un culte au siècle des Lumières et célèbre le Progrès, leurs œuvres émiettées forment un corpus de l’esprit conservateur ou réactionnaire bien plus éclatant que les pensums d’un Charles Maurras. Leur style tout en concision, en fulgurances, en « antithèses mordantes » défie la lourdeur des traités et des systèmes. Leurs ouvrages sont une traînée d’éclairs qui zèbrent la bonne conscience des importants ou qui se croient tels. À sa manière, Napoléon fut de leurs disciples en inventant la Légion d’Honneur. De Gaulle lui-même n’était-il pas de leur école, si prodigue de maximes ? Quand il dit à Alain Peyrefitte « En général,les gens intelligents ne sont pas courageux et les gens courageux ne sont pas intelligents », on croirait entendre Chamfort ou Rémy de Gourmont.
Dans sa brillante présentation, François Dufay précisait que le recueil qui suivait n’était le produit que des « pensées détachées » mais, ajoutait-il, « on aurait pu tout aussi bien y inclure des passages de Chateaubriand, Balzac ou Proust, moralistes à leur façon ». Pour poser la question : « la littérature française dans son ensemble n’est-elle pas, comme on le dit souvent, une « littérature de moralistes » ?
" N’être pas dupe " est le fond d’une pensée qui caractérise assez bien l’esprit français, sceptique, méfiant, incrédule. Des enquêtes révèlent que les Français sont en Europe le peuple qui fait le moins confiance aux autres. Peut-être faudrait-il ajouter : pas plus qu’à lui-même. Ce n’est, il est vrai, qu’un versant de son caractère, l’œuvre de Victor Hugo, à elle seule, en témoigne.
Ceci est un commentaire général sur l'ensemble des articles.
Je viens en effet de relire le blog ; il est bien, j'apprends des tas de choses et bientôt je ne vais plus pouvoir m'en passer ; si j'ai bien compris, il s'agit pour l'auteur de "Parlez-moi de la France", sans s'engager dans le débat (généralement mal aimé, mais laissons lui sa chance) sur l'identité nationale, d'éclairer celui-ci grâce à ses lumières de spécialiste des passions hexagonales. On peut compter sur la vaste culture de M. Winock, sur les déclarations de ministres et d'élus, voire sur les informations qui pourraient provenir des échanges modérés par le corps préfectoral, pour ne pas être à court de matière ; d'autant, il faut bien le dire, que l'identité nationale permet de parler de presque tout, et que, de toute manière, l'un des plaisirs du blog est de se permettre de évasions en marge du sujet. C'est d'ailleurs ce qu'a fait M.W. dans son article ci-dessus (19 décembre), et je l'en approuve. Non, je suis injuste, quoique approbateur : il retombe sur ses pieds dans le dernier paragraphe ; celui-ci m'inspire d'ailleurs l'idée que c'est peut-être Emil Cioran qui est le plus "sceptique, méfiant, incrédule", donc le plus "français", parmi tous les auteurs rassemblés par F. Dufay.
Rédigé par : J.L. Guimont | dimanche 20 décembre 2009 à 19:42
Pourquoi pas? Si être français, c'est d'abord vouloir l'être, on ne peut nier que Cioran qui choisit de vivre en France et qui adopte la langue française pour écrire ses livres est on ne peut plus français — tout comme Eugène Ionesco, lui aussi venu de Roumanie, et devenu membre de l'Académie française. On ne répétera jamais assez qu'il n'y a pas d'essence française, que la nation est un composite sans cesse enrichi et refondu : la légitimité héréditaire des nationalistes est contraire à notre histoire.
Rédigé par : m.winock | lundi 21 décembre 2009 à 12:37