Samedi 12 décembre
Lors de l’émission « Répliques » à laquelle je participais ce samedi, Alain Finkielkraut a évoqué l’ouvrage de Curtius, Essai sur la France. Il était dans ma bibliothèque, je ne l’avais pas rouvert depuis des lustres. Rentré chez moi, je feuillette l’ouvrage de cet Allemand publié en 1932. Spécialiste, entre autres, de Balzac, Ernest-Robert Curtius enseignait alors la littérature française à l’Université de Bonn. Son ouvrage était destiné d’abord à un public allemand : « Ce livre ne saurait rien apprendre aux lecteurs français », écrivait-il dans sa préface. C’était une coquetterie, car nul n’est mieux placé pour parler d’un pays qu’un étranger qui le connaît bien. Le revisiter aujourd’hui ne manque pas d’intérêt. Je m’en tiens aujourd’hui à son observation selon laquelle la France est une nation de paysans « attachés à leurs sillons ».
Le recensement de 1931 révèle que, pour la première fois, la population urbaine dépassait la population rural rurale. Mais on appelle « ville » toute agglomération dépassant 2000 habitants, ce qui laisse encore la prépondérance aux campagnes. Cette importance de la paysannerie est due au maintien d’une petite et moyenne propriété remontant au Moyen âge, confirmée par la Révolution et fortifiée par le Code Napoléon abolissant le droit d’aînesse. Michelet écrivait en 1846 : « La terre de France appartient à quinze ou vingt millions de paysans qui la cultivent ; la terre d’Angleterre à une aristocratie de 30 000 personnes qui la fait cultiver. » Sur les années 1930, le géographe Pierre George portait ce diagnostic : « Socialement, grands propriétaires et grands exploitants demeurent importants dans la campagne française. Techniquement et économiquement, il ne fait pas de doute que c’est la petite et la moyenne exploitation qui donnent le ton. » À l’heure du Front populaire, le nombre global des Français employés dans l’agriculture est encore supérieur au total des travailleurs des industries des mines, de la métallurgie et du bâtiment. Au Royaume Uni le rapport entre les deux catégories était alors environ 1 à 20.
Jusqu’au milieu des années cinquante et avant l’exode rural massif des Trente glorieuses, la population active de la France a été largement représentée par des petits exploitants agricoles, des artisans et des petits commerçants. Cette continuité a eu des effets non seulement économiques mais culturels et politiques. Une forme d’individualisme en est résultée et son corollaire : les résistances au collectif. Le très faible taux de syndicalisation des salariés, la modestie des effectifs partisans (à l’exception du Parti communiste dans la douzaine d’années de l’après- Seconde Guerre mondiale), le mépris assez généralisé des règles, des codes et des lois. Des siècles semblent avoir structuré des comportements qui survivent à leurs causes originelles.
Au milieu du XIXe siècle, Proudhon et Marx avaient déjà noté l’importance, politique cette fois, de la petite propriété, ce que l’auteur du 18 Brumaire de Louis Bonaparte appelait la « paysannerie parcellaire ». Avec le suffrage universel, elle est devenue la base sociale du Second Empire, fidèle jusqu’en 1870 à Napoléon III. Pauvres, isolés les uns des autres, incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, il réclame de l’État protection contre la bourgeoisie. Plus tard, pour enraciner la République, Jules Ferry et Léon Gambetta partiront à la conquête des paysans. Dans les années 1950, la modernisation du pays, synonyme d’industrialisation et d’exode rural, provoquera la révolte de Pierre Poujade et des poujadistes. Malgré sa défaite historique, la petite propriété a marqué en profondeur nombre de Français, restés jardiniers et pavillonnaires.
J’ai écrit : « jardiniers », c’est encore Curtius qui m’inspire le mot : « Lorsque le Français évoque la nature c’est avec la pieuse dévotion du jardinier et du travailleur agricole, tandis que l’Allemand lui demande avant tout de satisfaire sa passion pour les forces élémentaires. ‘’L’homme socialise la nature’’, a dit Comte. C’est là une pensée éminemment française. Car le Français veut se sentir le maître de la nature. Il aspire à dompter sa force destructrice. Il aime l’aspect limité, morcelé, ordonné des champs, des vergers, des bouquets d’arbres. Mais il n’aspire nullement à se perdre dans l’infini de la nature, fût-ce dans la rumeur de la forêt ou le bercement des flots. »
D’où sans doute les limites du romantisme français.
Bonjour,
j'ai écouté cette émission de Répliques. Lors de celle-ci vous mettez en garde, à raison, contre les anachronismes que l'on peut commettre à juger aujourd'hui de la colonisation.
Néanmoins, il me semble important de considérer les critiques du temps même de cette colonisation : on peut constater que les points de vue d'alors ne sont pas nécessairement si éloignés des points de vue d'aujourd'hui.
Pour s'en persuader, je recommande le livre édité par Gilles Manceron aux éditions La Découverte/Poche [ISBN : 978-2707149374] intitulé :
"1885 : le tournant colonial de la République : Jules Ferry contre Georges Clemenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale".
Lors de ces débats à l'assemblée, de nombreux points sont abordés, dont les auteurs impressionnent souvent par leur clairvoyance. En tous cas, c'est très instructif.
Bien cordialement.
Rédigé par : Emmanuel Bompard | mardi 15 décembre 2009 à 13:03
Je connais bien ces débats des années 1880, et notamment celui qui opposa Clemenceau à Ferry: j'en donne de larges extraits dans ma biographie de "Clemenceau" (2007). Au demeurant, je pense que nous devons nous efforcer de ne pas juger le passé à l'aune de nos convictions d'aujourd'hui. Autant il me paraît nécessaire de ne rien cacher des sombres réalités de la colonisation et du colonialisme, autant nous devons comprendre que les anticolonialistes constituaient à l'époque une avant-garde face à une opinion largement indifférente et à des politiques qui traitaient la colonisation comme un des enjeux internationaux sans nos scrupules contemporains.La colonisation n'était pas un objet d'indignation comme elle est devenue pour nous (ou pour beaucoup d'entre nous).Les sensibilités ont une histoire.
Rédigé par : M.Winock | mercredi 16 décembre 2009 à 18:50