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P.P.C.

Mardi 23 mars


La fin du désert français ?

La décentralisation avait mauvaise presse sous nos précédentes républiques, parce qu’elle fleurait l’idéologie réactionnaire. Charles Maurras et les nationalistes de l’Action française avaient conçu la « reconstitution des provinces » et les « libertés locales » comme un fondement de leur doctrine. Le maréchal Pétain et ses idéologues comme Gustave Thibon se réclamaient d’une « pensée décentralisatrice ».

Depuis la loi Defferre de 1982, la région peu à peu prend consistance. Certes on peut discuter du découpage administratif (par exemple, pourquoi deux Normandies, pourquoi exclure Nantes de la Bretagne, etc.), mais, vaille que vaille, les régions existent ; elles on un budget, même s’il est insuffisant ; des responsabilités, des projets. Dans leur cadre, le mouvement associatif s’est développé, favorisant les recherches archéologiques, les enquêtes ethnologiques, la défense de l’environnement, la construction des musées régionaux et des écomusées, la mise en valeur en général du patrimoine.

Le mouvement n’en est qu’à ses débuts. Dans un article déjà ancien, Mona Ozouf  évoquait « la difficulté particulière de la France à penser les différences régionales ». Il me semble que les choses ont progressé, qu’une conscience régionale s’élabore. Les abstentions des 14 et 21 mars ne paraissent pas le confirmer. Mais c’est un processus de longue durée déjà largement entamé. L’unité de la France doit trouver sa respiration dans la vitalité des régions.

J’arrête là ce blog entamé au début de décembre. Je remercie tous ceux qui ont bien voulu le suivre, ceux qui m’ont adressé commentaires et encouragements, et aussi les lecteurs occasionnels. Qu’on me permette de proposer un autre rendez-vous : samedi 27 mars, pour l’émission de Jean-Noël Jeanneney, « Concordances des temps » sur France-Culture. Cette émission sera diffusée en direct depuis Rennes, où doivent se dérouler les journées de Libération consacrées au Bonheur. Pour moi, ce sera « Madame de Staël et le bonheur ».

            Au revoir à tous.




L'histoire en seconde

Jeudi 18 mars

Connaissez-vous Plantin ? Christophe Plantin ? Si c’est non, ne cherchez pas de faux-fuyants : vous êtes aussi nuls que moi. Il était temps que nos faiseurs de programmes d’histoire réparent cette lacune et fixent les idées des futurs élèves de seconde sur ce personnage capital : Plantin, le livre et l’humanisme. Vous conviendrez que c’est autrement chic qu’une vulgaire question sur Gutenberg. Plantin, si vous voulez le savoir, était un imprimeur français réfugié à Anvers qui fit sortir de ses presses « de nombreux ouvrages d’érudition et des livres liturgiques ». Ma science est toute fraîche, elle vient du Larousse.

Voilà un exemple parmi d’autres que je lis dans ce projet de programme, contenant le meilleur et le pire, et dans lequel des questions bateaux voisinent avec des sujets destinés à des étudiants en mastère, telle cette autre question : Émilie du Châtelet et la diffusion des idées de Newton, (quelque admiration que j’aie pour Élisabeth Badinter).

Qu’il faille périodiquement revoir les programmes d’histoire de l’enseignement scolaire est une évidence : on sait que le questionnement du passé évolue et s’enrichit avec les années qui passent. Encore faut-il savoir prendre son temps. Qu’est-il besoin de se précipiter ? Une bonne année eût été nécessaire pour construire autre chose qu’un programme bâclé. Mais non ! il sera dit que notre Président, notre gouvernement, notre  ministre de l’Éducation nationale sont des hommes d’action diligents. Et l’on vous promet des manuels pour la rentrée : le « couper-coller » fera merveille.

Un des thèmes qui émeut le plus nos collègues est le remplacement de la Méditerranée au XIIe siècle par La civilisation rurale dans l’Occident chrétien médiéval IXe-XIIIe siècles. Question classique si l’on veut, mais qui fait passer le monde musulman à la trappe :  la confrontation des cultures médiévales est sans doute un de ces sujets qui fâchent.

            Ce programme de seconde ne sera rendu officiel qu’en avril. Espérons que d’ici là notre ministre aura entendu les critiques multiples et détaillées qui affluent vers lui.



D'un village très rose

Mardi 16 mars

            Les résultats du premier tour des élections régionales n’ont pas offert de grandes surprises : les sondages nous y avaient préparés. Le dernier que j’ai lu date du vendredi 12 mars (Le Monde daté du 13) : le Parti socialiste était donné vainqueur avec 30 %. Le résultat réel de dimanche a été de 29,5 %. Un peu surévaluées, les prévisions pour l’UMP (29 au lieu de 26,3) et d’Europe Écologie ((14 au lieu de 12,5). Sous-estimés en revanche avaient été les chiffres du Front national (8,5 contre 11,6 en réalité) et ceux de l’abstention (« Un peu plus de la moitié des Français déclarent vouloir aller voter »). Malgré ces nuances, ces sondages ont tué le suspens.

            Citoyen d’une petite commune de Gironde, je compare les chiffres de mon village aux moyennes nationales. Comme dans l’ensemble de l’Aquitaine, la liste PS d’Alain Rousset arrive largement en tête, mais de manière plus prononcée : 45,5 % des suffrages devant l’UMP à 17 % (respectivement pour l’Aquitaine 37,6 et 22). Aucune des autres listes ne dépasse ici les 8 % d’Europe Écologie, résultat lui-même inférieur à la moyenne et de la région (9,75) et de la France entière (12,5). Mon village, ni vert ni rouge, est bien dans la tradition rose de la géographie électorale du Sud-Ouest, jadis radical-socialiste, aujourd’hui PS.

            Deux questions demeurent. La première a trait à l’abstention record, que l’on ne peut expliquer par la seule nature de l’élection régionale, puisque les consultations régionales précédentes n’avaient jamais été délaissées à ce point. Faut-il en conclure au scepticisme généralisé de nos concitoyens quant à la politique ? Comme s’il n’y avait plus désormais qu’une seule élection qui les intéresse, la présidentielle ?

            L’autre question est de savoir ce que le Parti socialiste va faire de sa victoire. Saura-t-il garder les rangs serrés d’ici 2012 ? Les futures primaires ne vont-elles pas réveiller les appétits et du même coup les divisions ? Le PS saura-t-il, pourra-t-il offrir aux électeurs un projet crédible, tenant compte du gouffre de la dette publique ? Si Europe Écologie est désormais son allié le plus nécessaire, les programmes des socialistes et des écolos peuvent-ils s’accorder ? Il faudra aux uns et aux autres le sens du compromis. Il est vrai que c’est le propre de la vie politique.

PS. Plusieurs lecteurs attentifs me signalent un lapsus dans ma note concernant Mme de Staël en 1814 : j'ai écrit Louis XVI pour Louis XVIII. Je les en remercie : on ne se relie jamais assez. 



 

Dilemme politique en 1814

Samedi 13 mars

Un journaliste italien me pose cette question, à propos de Madame de Staël, publié récemment : « Comment a-t-elle fait pour concilier son patriotisme avec son hostilité à Napoléon lorsque les troupes de la coalition antifrançaise ont envahi le territoire national en 1814 ? »

De fait, la question était réelle pour elle comme pour tous les adversaires français de Napoléon, à l’exception sans doute des « émigrés de Coblence ». Mme de Staël, qui était alors en Angleterre, appelait de ses vœux la déchéance de l’Empereur mais non la défaite ultime des armées françaises. Elle a rêvé que le despote mourrait au combat tandis que ses troupes repousseraient l’envahisseur. Quand la vie vous impose un dilemme insurmontable, la tentation est de le dépasser par l’imaginaire.

Les ennemis français de Napoléon étaient divers. Mme de Staël n’appartenait ni aux contre-révolutionnaires ni aux jacobins. Elle souhaitait la chute de Napoléon, mais à condition que le régime qui succèderait à l’Empire serait le régime espéré en 1789 : les droits de l’homme et la liberté. La restauration des Bourbons pouvait signifier — elle était même souhaitée par le comte d’Artois et les « ultras » comme — le retour à l’Ancien Régime. Mme de Staël s’est finalement ralliée à Louis XVIII après que celui-ci eut proclamé la Charte, base d’une monarchie constitutionnelle et libérale. Dans les brèves années qui lui restaient à vivre (elle est morte en 1817), elle a combattu de toutes ses forces les ultras.

On voit ainsi qu’en 1814, la fille de Necker était doublement préoccupée par la guerre, par la menace de l’occupation étrangère et la menace d’une restauration de l’absolutisme. Comme elle était une femme d’action, elle a tenté de faire triompher, en s’appuyant sur l’amitié du tsar Alexandre Ier, une solution qui satisferait à la fois son patriotisme et son libéralisme :  faire promouvoir par les Alliés à la tête de la France l’ancien maréchal d’Empire devenu Prince royal de Suède, Bernadotte. C’était encore un rêve, mais l’intrigue fut poussée assez loin. 

Internet et la démocratie

Jeudi 11 mars

« Internet contre la démocratie ? » : c’est le titre du dossier que publie Books (www.booksmag.fr) dans sa livraison n°12 de mars-avril. Ce magazine créé et dirigé par Olivier Postel-Vinay rend compte de l’actualité intellectuelle et politique internationale à travers des articles de la presse étrangère portant sur des livres. Le titre anglais de la revue est discutable, mais passons… Dans le dernier numéro, le magazine appelle à une réflexion sur les rapports d’Internet avec la démocratie. L’article de tête est dû à Evgueni Morozov, d’origine biélo-russe, professeur à l’université de Georgetown, « Le Web au service des dictatures ». Ce texte et les suivants entendent démontrer que, contrairement à une idée reçue, loin de servir la démocratie, la Toile est instrumentalisée au mieux non seulement par les courants extrémistes, intégristes et racistes, mais par les régimes autoritaires eux-mêmes, dont les polices savent désormais parfaitement l’usage et la manipulation. Deux articles sur l’Iran tentent de tracer un bilan de la contestation par les « médias sociaux », et ce bilan est assez négatif. Dans les pays plus tranquilles, Internet « renforce les opinions préétablies » : « la plupart des internautes construisent autour d’eux une sorte de cocon, où ils sont exposés uniquement aux idées auxquelles ils adhèrent déjà. […] Pour employer une expression savante, nous fuyons la dissonance cognitive. » Il en résulte, comme le déplore le philosophe allemand Jürgen Habermas, une « fragmentation » de la communauté civique dans les démocraties, au préjudice du partage des expériences et des opinions contrastées, voire contradictoires.

Mais cette histoire n’en est qu’à ses débuts.



27 rue Jacob

Mardi 9 mars

« Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,/Je me suis promené dans le petit jardin… »  Je me remémorais ces vers de Verlaine en passant ce matin devant le 27 rue Jacob, Paris 6e. Il y a de ces adresses qui vous font battre le cœur un peu plus vite. C’est, au cœur de Saint-Germain-des-prés, un petit hôtel précédé d’une courette où végète un if sans grâce particulière, mais vu à travers les grilles de la porte d’entrée cela a donné le logo des éditions du Seuil, qui déménagent ce mois-ci au-delà du périphérique.

Sans être de tempérament nostalgique, j’éprouve une vraie tristesse. Je me demande du reste pourquoi, s’il fallait déménager le gros de la maison qui en grandissant s’était éparpillée dans tout le quartier, le « 27 » n’a pas été conservé. Il appartenait à la famille Flamand, fondateur de la maison en compagnie de Jean Bardet. Les héritiers auraient pu faire un geste, une concession, faire survivre ce lieu de mémoire par une location acceptable.

C’est après la Seconde Guerre mondiale que Flamand et Bardet avaient installé leur petite entreprise d’alors au 27 rue Jacob, une adresse qui était devenue légendaire et le titre du bulletin annonçant les publications de chaque office. Je me souviens, comme dirait Georges Pérec, je me souviens de ma première rencontre avec Paul Flamand, qui avait son bureau au premier étage. Nous venions de publier Les Communards, Jean-Pierre Azéma et moi, dans la collection « Le Temps qui court ». Une de ces rencontres qui vous marquent à tout jamais. C’était en 1964. Cinq ans plus tard, Paul Flamand me proposait de poursuivre l’édition du « Temps qui court » qui avait perdu le souffle. Commençait alors pour moi cette collaboration avec le 27 rue Jacob qui devait se prolonger trente cinq ans, avec les collections Points-Histoire, L’Univers historique, XXsiècle…

Mais je sens bien qu’en moi quelque chose est fini.  (du même Verlaine, dans Amour). 

Lisent-ils encore ?

Samedi 6 mars

On me rapporte que les étudiants de l’Institut d’études politiques de Paris ont de moins en moins de complicité avec  l’histoire et la littérature. Je ne suis pas à même de le vérifier, m’étant éloigné des amphithéâtres et des salles de cours de Sciences-po depuis plus d’un lustre. Mais je lisais hier dans Le Monde un entretien, qui n’était pas loin de ce sujet, entre Josyane Savigneau et l’ancien ministre Hervé Gaymard. La journaliste pose cette question : « Comment expliquez-vous que le personnel politique français soit de moins en moins cultivé, et se contente de lire des rapports d’experts plutôt que des livres ? « 

Réponse : « Certains sont sûrement cultivés et le cachent, parce que l’époque le demande. Mais il est vrai que, par rapport à la République des professeurs, des normaliens et des avocats, la République des technocrates prédispose moins à la culture classique. En ayant fait l’expérience, je sais que l’ENA émascule le style et la sensibilité et qu’il faut s’efforcer de lutter contre cela. »

Pour ma part, je suggérerai à M. Richard Descoings, l’actuel directeur de Sciences-po, qui a contribué à la suppression de l’histoire dans le futur programme de la Terminale S, de méditer cet aphorisme du général de Gaulle : « La véritable école du Commandement est la culture générale. » 

Le Michelin nouveau est arrivé

Jeudi 4 mars

Aujourd’hui sort en librairie l’édition n° 101 du Guide Michelin. Ce classique du genre né en 1900 est le produit de deux passions françaises : l’automobile et la gastronomie.

L’automobile d’abord. Quand le premier guide rouge sort, l’industrie automobile française domine. Les principales marques de l’époque, Panhard et Levassor, de Diétrich, Peugeot, Dion-Bouton et les autres lancent sur la route 4 800 véhicules, devançant les marques américaines (4 000) et laissant loin derrière elles les marques anglaises (800) et allemandes (175). Classement d’autant plus surprenant que la France passe avant tout pour un pays agricole au regard de la puissance industrielle allemande et britannique. Mais la France a des ingénieurs, des inventeurs, des bricoleurs de génie, et l’industrie automobile a été d’abord un artisanat.

Les frères Michelin, quant à eux, ont eu l’idée d’adopter le pneumatique à l’automobile. Dunlop avait inventé le pneu mais il était destiné aux vélos. À Clermont-Ferrand, les Michelin fabriquent leurs pneus pour toutes les autos. C’est au cœur de l'essor de l'entreprise qu’ils ont l’idée de lancer un Guide du pneu Michelin, « offert gracieusement aux chauffeurs » et tiré la première année à 35 000 exemplaires (60 000 dès 1902). 

Guide de l’automobiliste avant d’être le guide des fines gueules, il fournit une série de renseignements pratiques, la liste des dépositaires, le répertoire des pneus, les accessoires, valves, écrous, pompes, etc. Il donne des conseils sur le gonflement des pneumatiques : « L’air comprimé étant l’âme du pneu, il est essentiel de s’occuper de leur bon gonflage. » Il contient des plans de villes, 13 seulement en 1900 mais déjà une centaine en 1902. Il renseigne sur les garages, les dépôts d’essence, les hôtels.

C’est cette dimension hôtelière qui transforme peu à peu le Guide Michelin en guide gastronomique. En 1926, la première étoile apparaît, et en 1933 la hiérarchie des trois étoiles. Dès lors, nombre d’acheteurs du Guide ne sont pas des automobilistes mais des amateurs de bonnes tables.

Aujourd’hui le succès du Michelin ne se dément pas, malgré une forte concurrence. C’est que la marque reste la première mondiale des pneumatiques (avec 17 % du marché), un beau succès pour un pays en proie à la désindustrialisation. On le sait : l’automobile française résiste encore. Quant aux restaurants trois étoiles, on en compte cette année 26 sur le territoire national.


Une remarque de Giraudoux

Mercredi 3 mars

On a souvent décrit l’État républicain vivant dans l’héritage de la monarchie. En relisant les Pleins pouvoirs de Jean Giraudoux, je tombe sur ce passage :

« Dès ses débuts, notre république n’a pas conçu son installation et son existence selon les méthodes de beauté, d’ampleur, de facilité qui ont toujours été celles de nos autres régimes. Elle n’a pas apporté avec elle ce que les autres démocraties, américaine ou hollandaise, danoise ou allemande, se sont plu à imaginer et à perfectionner dès leur premier jour : ses meubles. Elle se contente de vivre en meublé, elle n’a guère prévu, pour elle, d’autre installation que des utilisations ou des adaptations du domaine impérial ou royal. Elle s’est installée dans la nation non en maîtresse et en architecte souveraines, mais petitement, avec quelque honte, comme une acheteuse de biens nationaux. Ces mœurs de petit bourgeois, n’ont guère été réprouvées que par de rares municipalités et quelques administrations. Notre démocratie grille d’avoir son style, c’est-à-dire sa plus forte voix ; notre peuple est un peuple de maçons et d’architectes qui n’attend qu’un signal : mais bien rares, pourtant, sont les ministères, les hôpitaux, les bureaux qui ne se disputent pas férocement, comme des bernard-l’ermite, le moindre hôtel ou la moindre coquille libre de l’ancien régime. Chambre des députés, Sénat, écoles d’agriculture, mairies, maisons de fous, sont installés presque toujours dans ces musées et ces repaires du passé que sont les châteaux, les folies ou les évêchés désaffectés. Le seul monument parisien voté d’enthousiasme par notre démocratie a été le Sacré-Cœur de Montmartre. »

Ce texte a quelque peu vieilli, il date de 1939. Il n’est pas pour autant périmé. Le seul ministère de quelque importance qui échappe à cette description a été le ministère de l’Économie et des Finances, passant du Louvre à Bercy. Les monuments, eux, sont plus nombreux : Giraudoux oubliait la Tour Eiffel, devenue pour l’étranger le symbole de la France, et Paris s’est transformé depuis que l’écrivain est mort, chaque président de la République depuis Georges Pompidou ayant eu à cœur de marquer son nom dans la pierre, depuis Beaubourg jusqu’au Musée des arts premiers. Il n’en reste pas moins que le sommet de l’appareil d’État siège dans les fauteuils et dans les hôtels de la monarchie et de l’empire. On pourra ainsi opposer la continuité des résidences à la succession des régimes, et se dire que la France est bien plus stable qu’il n’y paraît. Ou au contraire, comme Giraudoux, se plaindre que la démocratie en France n’ait pas trouvé son style.  

Georges Frêche de Septimanie

Lundi 1er mars

La querelle qui oppose la direction du Parti socialiste à Georges Frêche relève sans doute de l’anecdote : d’un côté, un autocrate au verbe intempérant, régnant sur sa clientèle politique, de l’autre les instances du parti qui supportent d’autant moins ses écarts qu’il continue à dominer une région bien qu’exclu du parti. Aux malveillants, le parallèle pourrait être tentant avec Jacques Doriot, maire de Saint-Denis, réélu en 1935 après avoir été exclu l’année précédente du Parti communiste de Maurice Thorez. On sait ce qu’il en advint : la fondation en 1936 du PPF et la dérive fasciste. Rien à voir sur le fond entre ces deux-là : on ne fera pas de Georges Frêche un autre Doriot. Remarquons seulement qu’il existe des fidélités locales qui transgressent les enjeux nationaux..

Plus intéressant est la posture antiparisienne de Georges Frêche, parce qu’elle exprime un sentiment profond. Il n’a renoncé qu’à regret à appeler son Languedoc-Roussillon la « Septimanie » — dont l’étymologie est discutée. Pour certains, il s’agissait à l’origine d’une colonie de vétérans de la septième légion romaine ; pour d’autres, c’était dans le Haut Moyen Age la région des sept villes ou diocèses : Narbonne, Agde, Béziers, Maguelonne, Lodève, Nîmes et Uzès — futur duché de Narbonne soumis aux comtes de Toulouse.

Vouloir réactiver ce vocabulaire antique n’avait rien d’anodin. Il s’agissait d’une autoproclamation d’indépendance vis-à-vis du Nord et principalement de Paris. C’est peu de dire que l’hypercentralisation parisienne construite par la monarchie capétienne, la Révolution et l’Empire, a toujours suscité des sentiments et parfois des actes de rébellion de la part des provinces. C’est à partir de l’Ile-de-France que s’est formé le territoire français, et plus sûrement par la conquête et la violence que par la concorde. Du coup, l’histoire des Cathares a été élevé au rang d’un mythe : celui de la résistance d’un Sud colonisé par la monarchie du Nord.

Georges Frêche a sans doute l’oreille de bien des gens de sa région quand il se dresse contre « Paris » — la direction du PS incarnant en l’occurrence l’arrogance de la capitale. On entend dire là-bas qu’on est méprisé dans les latitudes supérieures de l’Hexagone ; qu’on n’a pas vu de ministre originaire du Languedoc-Roussillon depuis cinquante ans (en oubliant au moins deux noms, à droite, celui de Jacques Blanc, à gauche, celui de Georgina Dufoix). Le président de la région peut asseoir sa popularité sur le ressentiment, dont l’histoire héroïque des viticulteurs languedociens (la geste de 1907) témoigne à sa manière. Aujourd’hui encore, quand les régions s’affirment, c’est souvent contre Paris. On a toujours du mal en France à concilier l’autonomie régionale et l’autorité centrale. Le partage du pouvoir est un apprentissage douloureux.


Vie privée/vie publique

Vendredi 26 février

Ce qui est arrivé au champion de golf américain Tiger Woods est un classique dans le monde anglo-saxon. Son escapade extra-conjugale ayant été découverte, il s’est vu contraint de faire son acte de contrition public sur une douzaine de chaînes de télévision, tandis que l’événement faisait la une de la presse — petite et grande. Franck Nouchi qui relate ce scandale made in America dans Le Monde, écrit à juste titre : « Un tel déballage de la vie privée est, pour l’heure, impensable en France. » Oui, mais pourquoi ?

Il me semble que deux facteurs historiques ont exercé leur influence. D’abord, la tradition catholique opposée à la tradition protestante des pays anglo-saxons. Le puritanisme originel des États-Unis a son roman de référence : La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, parue en 1850. La lettre en question est la lettre A cousue sur la poitrine des femmes adultères. L’obsession de la faute et de la culpabilité est au cœur de  cette religion, là où le catholicisme et son sacrement de la pénitence (la confession) absolvent le pécheur et la pécheresse. On sait comment le janséniste Pascal a foudroyé la casuistique des révérends pères jésuites dans ses Provinciales : des laxistes à ses yeux. Évoquant cette querelle, Voltaire fut du côté des jésuites. Deux cultures se sont formées à partir d’une même foi chrétienne, qui ont opposé catholiques et protestants — notamment sur la conduite sexuelle. Le pardon de Dieu exalté par les uns au pays des rois « Verts-Galants » ; la responsabilité personnelle, par les autres, au pays fondé par les Pilgrim Fathers.

Un facteur complémentaire a certainement joué, c’est la sécularisation précoce de la société française à partir de la Révolution, une progressive « sortie de la religion », selon l’expression de Marcel Gauchet, qui a émancipé les citoyens de l’autorité spirituelle.  Les notions de devoir et de fidélité sont certes restées inscrites dans la morale laïque, mais une morale sans véritable catéchisme et sans Enfer. De sorte que le régime républicain a séparé la vie privée de la vie publique comme il a séparé les Églises de l’État. La démocratie républicaine n’exige pas de ses dirigeants le caractère irréprochable de leur vie conjugale, mais la compétence.

Ajoutons encore un trait de la culture française, la gauloiserie, la gaillardise, la gaudriole. Quand l’opinion apprend telle ou telle frasque d’un ministre ou d’un chef d’État, loin de s’indigner elle s’en amuse. La tendance remonte aux contes et fabliaux du Moyen Age, au XVIe siècle de Rabelais, aux Contes de La Fontaine, etc. Théophile Gautier écrivait à propos du chansonnier Béranger, qu’il incarnait l’esprit français « ou gaulois », « c’est-à-dire un esprit tempéré, enjoué, malin, d’une sagesse facile, d’une bonhomie socratique, entre Montaigne et Rabelais,  qui rit plus volontiers qu’il ne pleure […].» Un Dominique Strauss-Kahn, piégé par la presse anglo-saxonne pour une aventure extra-conjugale, caracole en tête des sondages de popularité dans l’Hexagone. Aux États-Unis, Bill Clinton a dû demander pardon pour une inconduite, qui faillit interrompre son mandat présidentiel.

Nous vivons bien dans deux univers différents. Cependant, Franck Nouchi disait justement : impensable en France pour l’heure. Car les médias et la médiatisation de la politique, l’américanisation, la presse people sont en train de saper la frontière vie privée/vie publique. L’obsession contemporaine de la transparence les y aide, et des brèches s’ouvrent peu à peu dans le mur de la vie privée.


Des "déprimés permanents"

Mercredi 24 février

J’ai déjà évoqué le pessimisme quasi organique des Français qui, dans les sondages, se révèlent toujours les derniers à croire en l’avenir. Par hasard, je tombe sur ce propos du général de Gaulle, tenu devant Alain Peyrefitte en septembre 1966 (C’était de Gaulle, t. 3) : « Les Français sont un peuple fort, mais ils ne le savent pas. Ils peuvent surmonter leurs difficultés, relever les défis, faire des bonds en avant. Mais ils n’y croient pas, tant qu’on ne les en a pas convaincus. Ce sont des déprimés permanents. C’est le rôle du Président de la République de les sortir de là, de leur faire sentir  leurs capacités, de leur donner confiance en eux-mêmes, pour les amener à organiser leur existence de manière qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes. »

Des « déprimés permanents »… En tête des sondages de l’optimisme viennent le plus souvent les Danois. Cette différence ne serait-elle pas due au poids inégal du passé d’un pays à l’autre ? Le Danemark, modeste pays de 6 millions d’habitants, n’a jamais prétendu être au premier rang des puissances européennes et ses habitants s’accommodent du présent. Mais cette prétention fut le cas de la France de Louis XIV, de la France de Napoléon. Dans une certaine mesure, même s’il s’agissait d’une illusion, la France de Clemenceau en 1918 pouvait avoir encore le sentiment de tenir la tête du continent. L’hémorragie démographique consécutive à la Grande Guerre et la crise économique des années trente ont atténué la confiance, mais le coup décisif fut porté par la défaite de 1940, provoquant une sorte de cataplexie du pays. De Gaulle a bien essayé — et à deux reprises — de redonner vie à une « grandeur » française abattue, mais ce ne fut qu’un grand mythe que les successeurs du Général n’ont pas réussi à sauvegarder. Il me semble donc qu’il existe un subconscient français de la grandeur perdue, c’est-à-dire du déclin. La culture de la décadence devient une idéologie infuse dans un pays où les monuments, les noms de rue, les statues innombrables, les musées et l’enseignement même de l’histoire imposent la vision d’un contraste entre l’hier glorieux et le médiocre aujourd’hui.

Les causes de la dépression qu’évoque de Gaulle sont évidemment multiples. Mais, si elles varient selon les conjonctures, j’avancerai l’hypothèse qu’il existe un substrat historique de la dépression collective : on n’est plus ce qu’on a été. 

Régionales

Lundi 22 février

Les élections régionales des 14 et 21 mars prochains seront les cinquièmes du genre. C’est la loi du 2 mars 1982, dont l’initiative revient à Gaston Defferre, ministre socialiste de l’Intérieur sous le gouvernement Mauroy, qui a institué l’élection des conseils régionaux, dont le mandat est de six ans. À ce moment-là, il existait déjà des « régions » dont l’histoire remonte à la IVe République. Dans les années qui suivirent la Libération, on prit conscience en effet du caractère archaïque des départements, créés par la Révolution de 1789, dont la superficie répondait à la possibilité de gagner à cheval le chef-lieu et d’en revenir dans la même journée. Un arrêté pris en 1956 découpait administrativement le territoire français en 22 régions sur la base d’un regroupement de départements. Le découpage était confirmé par le nouveau régime né en 1958. Mais ces 22 régions, mis en place sous la forme d’établissements publics, avaient à leur tête un préfet de région, tandis que le conseil régional, nommé mais non élu, était consultatif. C’est la loi Defferre qui reconnaît aux régions le titre de collectivités territoriales : un conseil régional sera élu au suffrage universel et son président détiendra le pouvoir exécutif. La première élection a eu lieu le 16 mars 1986. C’est seulement en 2004 que le mode de scrutin à deux tours fut instauré.

Les deux premières élections, en 1986 et 1992, sous la présidence de Mitterrand, la droite l’emporte nettement. Celles de 1998, alors que Chirac est président et que Jospin est Premier ministre, les élections sont plus disputées, mais, finalement, grâce aux alliances avec le Front national, la droite finit par contrôler 14 régions, contre 8 pour la gauche. Enfin, en 2004, la gauche prend une éclatante revanche en remportant la victoire dans 20 régions sur 22 (seules, la Corse et l’Alsace lui échappent). Le résultat est dû en partie au maintien du Front national au second tour dans 17 régions alors que Jacques Chirac a pu convaincre les candidats de droite de ne se prêter à aucune alliance avec le Front national. Les « triangulaires » ont été fatales à la droite face à une puissante poussée de la gauche.

Les sondages donnent aujourd’hui la gauche largement gagnante le 21 mars. Depuis 1986 les régionales paraissent ainsi le temps du rééquilibrage politique, la victoire revenant à l’opposition, à la droite sous Mitterrand, à la gauche sous Chirac ; sans doute encore à la gauche sous Sarkozy. Seules les élections de 1998 laissent un doute sur cette espèce de loi de compensation, mais s’il est vrai qu’alors le président était Jacques Chirac, nous étions en période de cohabitation, c’est-à-dire de confusion politique.

Plus que ces variations partisanes, l’important est l’existence de ces régions, dont l’identité culturelle s’affirme de plus en plus, via les associations, les musées, les écomusées, la mise en valeur d’un patrimoine ethnographique et archéologique, les festivals, la remise en valeur de savoir-faire traditionnels et la défense de l’environnement. La loi de 1982 a provoqué une révolution tranquille dans un pays profondément marqué par la centralisation jacobine et bonapartiste. Révolution encore loin d’être achevée : les départements et les préfectures restent des réalités, les moyens dont disposent les régions sont encore limités, et la conscience régionale a des progrès à faire si l’on en croit les sondages qui nous promettent un taux record d’abstention pour le prochain scrutin.


Parisiens, têtes de chiens

Samedi 20 février

Ce n’est pas le moindre plaisir des rédacteurs du Courrier international que de nous servir assez régulièrement les vacheries de la presse étrangère sur le compte des Français. Dans le n° 1007, nous avons droit à une volée de bois vert sur les Parisiens, sous-titre : « Quelques raisons de les détester ».

Quels sont les principaux griefs à noter ?

1. Les noctambules doivent fuir un Paris de moins en moins « by night » : les boîtes de nuit ferment les unes après les autres, car le voisinage complètement embourgeoisé porte plainte pour « tapage ». Conclusion du propriétaire du Zéro Zéro : « Paris, ce n’est plus la Ville lumière. Elle se couche à 23 heures. » (New-York Times)

2. Nabila Ramdani est en tous points d’accord : c’est à Londres qu’il faut aller si l’on veut faire la fête. Mais la journaliste londonienne croit comprendre pourquoi Londres est la «  capitale européenne du fun » : c’est à cause de l’ennui londonien, « un sentiment d’abattement, voire de dépression, plus susceptible de se manifester en période d’inactivité. » (Evening Standard) .

3. Les Parisiens de tous âges sont des obsédés sexuels. À Paris, il n’est pas rare de voir des hommes se masturber dans les jardins publics. (The Daily Telegraph)

4. Le lancement du Vélib’ est une catastrophe : montures volées, vandalisées, cyclistes méprisant le code de la route, montant sur les trottoirs, ignorant les feux rouges, etc. (Time)

5. Les garçons de café sont d’une grossièreté légendaire, portant l’impolitesse « à des niveaux inégalés ». (The Guardian, confirmé par The Independent).

6. Trop de clochards et trop de détritus. (Dilema Veche, Bucarest).

7. Une ville trop chère, où avec 90 euros on ne peut s’offrir que deux gin-tonics et un croque-monsieur ! (New Statesman).

8. La haute couture fout le camp ! « Sur les cent six maisons de haute couture existant en 1946, il en reste moins de dix aujourd’hui. » (ABC, Madrid).

On doit à la vérité de signaler tout de même qu’on peut encore  dans ces buissons d’épines cueillir quelques fleurs. En voici une à titre de consolation, offerte par le chroniqueur littéraire Nicholas Lezard, qui, après s’être plaint du coût de la vie dans la capitale française, achève ainsi son article par une comparaison avec Londres : « Tout est mieux à Paris : l’ambiance, la  nourriture, le sexe, la lumière, flâner le long des rues main dans la main. On pense même mieux à Paris. J’ai perdu le compte du nombre de librairies sur lesquelles je suis tombé. On a même parfois l’impression qu’il y a plus de librairies anglophones à Paris qu’à Londres. » (New Statesman) Ouf !

Mais enfin, ces Anglais, ces Américains, ces Roumains, ces Espagnols qui voyagent ne pourraient-ils pas nous parler un peu plus de Marseille, Bordeaux, Lyon, Lille, Toulouse, et de toutes ces autres villes, grandes, moyennes, petites qu’ils ignorent ? Vu du village où j’habite présentement, ce parisianisme, fût-il un anti-parisianisme, paraît exorbitant. Nous n’en sommes plus au « Paris et le désert français » : l’ouvrage de François Gravier date de 1947. Sans doute faudrait-il en informer aussi Courrier international ?  


Voile et laïcité

Jeudi 18 février

L’affaire Ilhem Moussaid, cette jeune femme voilée qui figure sur la liste du Nouveau Parti capitaliste dans la région PACA, n’est pas anecdotique ; elle n’ébranle pas seulement « l’identité du NPA », comme l’écrivaitLe Monde, elle pose une question de principe à toute la gauche et, même au-delà, à tous les républicains de droite comme de gauche.

Le problème n’est pas qu’une femme portant un foulard islamique soit candidate à une élection : aucune loi ne le lui interdit. Le problème est que cette candidate à l’élection s’affirme « laïque » et « féministe », ce qui paraît assez difficile à comprendre.

Féminisme ? Le foulard islamique, qu’Ilhem Moussaid le veuille ou non, est très chargé symboliquement : la subordination des femmes en est le sens que la plupart des non-musulmans lui donnent. La servitude, en l’occurrence, peut bien être volontaire, ce n’en est pas moins un signe de servitude, peu compatible avec une affirmation de « féminisme ». Mais, sur le sujet, je laisse les femmes en débattre.

Je m’arrête à la profession de foi laÏque. La  laïcité, qui a été le résultat d’une lutte politique souvent violente entre républicains et catholiques, a fini par faire accepter un certain nombre de règles de conduite entre les uns et les autres. L’une de ses implications est un impératif de discrétion : on n’affiche pas ses convictions religieuses dans l’espace public. Car un tel affichage sépare. Celle qui porte le voile tout comme celui qui porte la kipa dans la rue, dans les transports en commun ou dans les tribunes d’un stade n’est pas perçu(e)(e) comme un(e) citoyen (ne) mais d’abord comme l’adepte d’une religion. Or la compétition électorale en France ne se situe pas sur le terrain des rivalités de croyances mais sur celui des affrontements politiques. Non pas entre les fidèles de telle ou telle confession, mais entre des citoyens qui ne partagent pas les mêmes projets sur les affaires publiques. Olivier Besancenot serait-il dans l’incapacité de le faire comprendre à sa protégée ?

Mais l’affaire embarrasse, parce que cette candidature peut être interprétée positivement comme une main tendue par une organisation à la minorité musulmane ; un parti pris de rejet de l’islamophobie qui empoisonne les rapports entre musulmans et non-musulmans. Faut-il, au nom des principes, fermer sa porte aux « autres » ? On répondra à ce souci que si l’on commence à brader les principes, on encourage ipso facto la mise en place progressive d’une mosaïque communautariste, la délaïcisation du débat politique et au bout du compte la ségrégation de fait. Les deux attitudes ont leurs défenseurs, leurs arguments : on peut croire que la controverse ne fait que s’allumer.


Le regard des autres (suite)

Mardi 16 février

Aux amateurs d’identité nationale, je conseille fortement la lecture de Ces impossibles Français de Louis-Bernard Robitaille, déjà cité dans une note précédente. Et tout particulièrement le chapitre 14, intitulé « Des anarchistes autoritaires ». Il y est question de tous nos travers sur l’irrespect congénital de la loi complétés par les pratiques de l’autoritarisme des pouvoirs publics, les uns faisant système avec les autres. D’un côté, l’incivisme, la corruption, la grévomanie violente, le corporatisme impénitent, le gouvernement par la « rue » ; de l’autre, le scandale de la détention préventive, le délabrement honteux des prisons, les gardes à vue arbitraires, une justice à géométrie variable, une hypertrophie législative sans effet, etc.

Ce tableau, riche d’exemples, est d’autant plus sinistre qu’il est brossé par un auteur qui ne cultive pas l’antipathie antifrançaise. Dans d’autres chapitres, il n’est pas avare d’éloges. Encore une fois, s’impose l’attention au regard des autres, des étrangers qui connaissent bien la France et qui comparent. Eux peuvent s’étonner d’anomalies et de faiblesses scandaleuses si ancrées parfois dans notre vie collective que nous n’y prenons plus garde.

Une seule citation :

« Loin de garantir contre l’arbitraire, la loi apparaît comme l’expression de l’arbitraire. Elle ne vous protègera en rien le jour où les puissants auront décidé de vous persécuter, par exemple sous la forme d’un redressement fiscal. En revanche, si vous appartenez à une corporation qui a les moyens matériels de faire reculer le pouvoir, vous n’avez en général rien à redouter de la loi : elle ne sera pas appliquée. Donc pas la peine d’ouvrir votre code pénal avant de plonger dans la petite délinquance : ce n’est pas la loi qui le plus souvent déterminera votre sort, mais le rapport de forces. » 

Le regard des autres

Dimanche 14 février

Le « connais-toi toi-même » de Socrate est d’un bon conseil mais un peu insuffisant. Si l’on ne compte que sur soi pour se connaître on risque de se faire une idée plus ou moins flatteuse de soi à moins d’être dans un état dépressif chronique, ce qui ne rend pas plus lucide. C’est du regard des autres que nous avons besoin : il en va de la psychologie des peuples comme des individus. Le problème est que ce regard d’autrui n’est pas lui-même indemne de préjugés. Ainsi, les stéréotypes nationaux (ou raciaux) ne cessent d’entretenir d’un pays à l’autre des images approximatives, déformées, caricaturales et néanmoins reproduites de génération en génération. L’Allemand est travailleur, discipliné et lourdaud ; l’Anglais est  fair play, a de l’humour mais est dépourvu de sens artistique ; l’Américain ne sait parler que d’argent ; l’Italien est élégant mais truqueur, etc.

Dans un ouvrage qui vient de paraître, Ces impossibles Français (Denoël), amusant et souvent pénétrant, Louis-Bertrand Robitaille, correspondant de La Presse de Montréal, s’amuse après tant d’autres à faire la part du vrai et du convenu dans les représentations des Français. Dans son introduction, il résume les stéréotypes qui courent sur eux : la légèreté, la frivolité, l’arrogance, l’ignorance du civisme, le donjuanisme, l’hédonisme...

Qui a forgé ces caractères nationaux ? Sans doute les voyageurs qui généralisent dans leurs récits quelques cas particuliers ; les littérateurs de tous niveaux qui font apparaître des personnages, souvent secondaires, modelés sur les clichés ; des concurrents commerciaux ; des adversaires politiques ; des journalistes, reporters, commentateurs sportifs, etc. Toujours est-il qu’une fois le stéréotype créé, il devient impossible de l’ébranler. Les nations deviennent des essences, que l’on aime ou qu’on déteste, invariables dans leur être. Mais le préjugé caricatural n’est pas innocent : il est aussi une façon de se définir soi-même contre l’autre, pour mieux valoriser ses propres qualités. Il peut être aussi l’expression d’un complexe d’infériorité : l’admiration des Français pour l’Allemand-travailleur révèle un dépit de commerce extérieur ou une lassitude face aux grèves à répétition dans l’Hexagone.

Au-delà des préjugés et des stéréotypes, il reste que le regard des étrangers est indispensable à tous les peuples qui veulent échapper à l’auto-intoxication. Tocqueville a publié les deux tomes de sa Démocratie en Amérique entre 1835 et 1840 ; ils restent encore une analyse lumineuse pour les lecteurs des États-Unis. L’un des défauts majeurs de ce débat raté sur l’identité nationale a été de ne pas s’ouvrir largement aux observations des étrangers qui connaissent bien la France, qui y séjournent ou y ont séjourné longtemps, et qui souvent parviennent à nous surprendre sur le sujet que nous croyons le mieux connaître. « Peut-être, écrit l’écrivain allemand Hans Georg Gadamer, dans Langage et Vérité, ne parvenons-nous jamais autant à la connaissance de notre propre être historique, que lorsque nous caresse le souffle de mondes historiques absolument étrangers. »

Les mystificateurs

Vendredi 12 février

On en rit encore dans les librairies et les salles de rédaction. Dans sa Guerre en philosophie, Bernard-Henri Lévy, maître à penser des gazettes, a cité doctement Jean-Baptiste Botul, auteur de La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, et ses « conférences aux néokantiens du Paraguay » prononcées après la Seconde Guerre mondiale.  Je ne sais s’il y avait beaucoup de néokantiens au Paraguay après la guerre, mais le sûr est que ledit Botul n’a jamais existé que dans la tête facétieuse de Frédéric Pagès, collaborateur du Canard enchaîné et auteur de l’ouvrage tant prisé par notre « BHL », piégé comme un naïf.

Les supercheries littéraires, pour être un genre universel, n’en ont pas moins une histoire nationale. En voici seulement trois exemples :

. Pascal Pia, de son vrai nom Pierre Durand, qui fut un critique littéraire brillant, ami de Malraux et de Camus, a publié en 1925 — il avait alors 22 ans — une plaquette intitulée À une courtisane, contenant de prétendus poèmes inédits de Baudelaire entièrement de sa main et qui furent réédités en 1945. Ce talentueux connaisseur des Fleurs du mal avait entre-temps rédigé un faux journal de Baudelaire, qui parut dans l’édition de la Pléiade de 1941 établie par le spécialiste Y.-G. Le Dantec, parfaitement mystifié.

. Plus connu, sans doute, le coup magnifique de Romain Gary qui, après avoir eu le prix Goncourt pour l’un de ses romans, l’obtint une seconde fois — ce qui est interdit dans le règlement de la célèbre Académie — pour La Vie devant soi , qu’il avait signée du pseudonyme d’Émile Ajar (1975). 

. Pour le centième numéro de la fameuse collection « Les écrivains de toujours », Paul Flamand, directeur du Seuil, publia un Marc Ronceraille, agrémenté, comme le voulait la série, de morceaux choisis et d’illustrations photographiques. Ronceraille était un prétendu poète mort en 1973 dans un accident de montagne ; il laissait derrière lui une œuvre poétique délicate, dont Runes était le recueil le plus connu, et aussi un roman, L’Architaupe, qui avait obtenu quatre voix au Goncourt. Les libraires furent un peu étonnés mais sans oser avouer leur ignorance d’un écrivain aussi remarquable. En apprenant le canular, quelques-uns exprimèrent leur indignation.

J’ai appris, dans cette affaire BHL, que Botul avait aussi écrit un Landru, précurseur du féminisme, mais notre philosophe n’a pas cru devoir le citer. 

Fin de partie

Mercredi 10 février

« François Fillon calme le jeu sur l’identité nationale » (La Croix), « Identité nationale : le fiasco de Besson » (Libération ), « Identité nationale : M. Fillon cherche une voie de sortie. » (Le Monde)… Le fameux débat qui devait se conclure par un grand colloque a pris fin sous la forme d’un modeste séminaire interministériel, au terme duquel le Premier ministre a annoncé quelques mesures — lesquelles, bonnes ou dérisoires, auraient pu être prises sans le remue-ménage médiatique d’un pseudo-débat qui a semé le trouble.

Est-ce à dire qu’une interrogation sur ce qu’a été et sur ce qu’est devenue notre communauté historique et politique, c’est-à-dire la République française, ne peut être l’objet d’une réflexion ? Le mot « identité » est dangereux car il appelle l’Autre à s’aligner sur le Même : une définition sur laquelle il faut se modeler, alors que M. Besson n’a cessé de parler de la diversité, de la pluralité de la société française. Surtout, un débat organisé par le gouvernement, via les préfets et les sous-préfets, à quelques semaines d’un rendez-vous électoral, c’était une bien pauvre idée. Au demeurant, je crois intéressant et légitime de s’intéresser à la nation française et à son avenir : elle ne dispose d’aucune assurance-vie dans un monde globalisé. Comme disait Ernest Renan : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé. Elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » Et Émile Durkheim : « Ce que nous montre bien l’histoire c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries élargies plus larges et celles-ci au sein d’autres plus grandes encore. Pourquoi ce mouvement historique, qui se poursuit dans le même sens depuis des siècles, viendrait-il tout à coup à s’arrêter devant nos patries actuelles ? […] Sans doute, nous avons envers la patrie d’ores et déjà constituée, dont nous faisons partie en fait, des obligations, dont nous n’avons pas le droit de nous affranchir. Mais, par-dessus cette patrie, il en est une autre qui est en voie de formation, qui enveloppe notre patrie nationale ; c’est la patrie européenne, ou la patrie humaine. » 

Ce sont là des affirmations qui pouvaient passer en leur temps (avant la Grande Guerre) pour des vues de l’esprit. Même si nous observons, contrairement à l’affirmation de Durkheim et en connaissance de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, que le mouvement historique dont il parle n’est certes pas linéaire, nous sentons bien aujourd’hui en France que la nation et l’État-nation sont des réalités sérieusement ébranlées — en tout cas dans leur conception du XIXe siècle. Voilà pourquoi il me paraît utile d’en parler, mais certainement pas avec une crispation obsidionale.

Comme le temps passe

Mardi  9 février

En 1995, j’avais publié un ouvrage, Parlez-moi de la France, dont l’idée m’était venue à Moscou et à Saint-Pétersbourg, à la suite de deux séjours que j’y avais faits dans les années qui avaient suivi la fin de l’URSS. À la demande d’étudiants curieux de connaître l’Ouest, j’avais tenté de dessiner un portrait historique de la France que j’avais ensuite développé en livre. Celui-ci étant épuisé depuis plusieurs années, je me suis attelé à son actualisation. Au vu des changements qui se sont produits en quinze ans, on mesure à quel point la notion d’ « identité nationale » est mouvante, tributaire des événements qui se succèdent et des transformations en profondeur moins visibles qui modifient nos façons de voir et de juger.

Sans vouloir être exhaustif, je note pour la France : la suppression du service militaire (1997), la nouvelle loi sur la nationalité (1997), les 35 heures de travail hebdomadaire (1998), le PACS (1998), la parité entre hommes et femmes (2000), le remplacement du septennat présidentiel par le quinquennat (2000), l’instauration du congé de paternité (2001), la révision du régime des retraites (2003), l’interdiction du port des signes religieux à l’école (2004), l’échec du référendum sur le traité constitutionnel (2005) et l’adoption du traité de Lisbonne (2008), les révisions constitutionnelles (2008), l’adoption du RSA remplaçant le RMI (2009). Autant de lois qui ont provoqué des débats, remis en cause des certitudes. Et je ne parle pas des révolutions technologiques : le téléphone mobile et Internet qui ont changé les modes de vie.

Le plus clair est que la France est de plus en plus imbriquée dans l’histoire planétaire, qu’il s’agisse des effets en chaîne des attentats du 11 septembre à New-York, suivis par les guerres d’Afghanistan et d’Irak, de l’échec des accords d’Oslo au Proche-Orient, de l’élargissement de l’Union européenne, ou qu’il s’agisse de la crise financière de 2008 et de ses conséquences économiques.

Nos habitudes mentales sont encore terriblement francocentristes, alors que l’interdépendance des États se renforce chaque jour. J’y pensais à propos de la refondation toujours recommencée du Parti Socialiste : est-il possible aujourd’hui de penser son avenir indépendamment de la dimension européenne, pour ne pas dire mondiale, de nos conditions de vie ? La perspective de construire un grand parti social-démocrate européen ne devrait-elle pas s’imposer ? C’est un exemple parmi d’autres que je prends dans l’actualité politique : l’écart est souvent profond entre les réalités objectives de nos existences et les représentations restreintes que nous en avons par habitude.

L'Église et la contraception

Samedi 6 février


            La revue Esprit de ce mois consacre un remarquable dossier au « déclin du catholicisme européen », présenté par Jean-Louis Schlegel. D’où vient qu’aujourd’hui dans un pays comme la France, de longue tradition catholique, on ne compte plus que 5% de la population à pratiquer leur religion (messe dominicale au moins deux fois par mois) ? Les raisons sont évidemment multiples, mais ce dossier met en lumière l’une d’elles, déterminante : l’intransigeance de l’Église romaine sur la contraception.

            Cette intransigeance, nous explique l’historien Claude Langlois, n’a pas été de tous  les temps. Il nous apprend comment dans la première moitié du XIXe siècle s’était répandue une pastorale compréhensive, à la suite notamment de l’action de l’abbé Bouvier, plus tard évêque du Mans. Tout a changé vers 1850, sous le pontificat de Pie IX ;  l’interdit triomphe alors. En 1930, Pie XI, par son encyclique Casti connubii, confirme la mise en cause de la contraception. En 1950, Pie XII rappelle que les couples n’ont qu’un moyen licite de réguler les naissances, la fameuse méthode Ogino sur le cycle féminin — moyen assez sûr pour fonder… les familles nombreuses. Mais le point d’orgue fut l’encyclique Humanae vitae de Paul VI en juillet 1968, qui provoqua une véritable brèche dans la fidélité à l’Église.

Le plus étonnant est que la question de la « contraception chimique » (la pilule) avait été posée aux théologiens du Concile Vatican II, et que ceux-ci à une forte majorité de leur commission avaient voté en faveur de l’autorisation — conclusion ratifiée par la commission des évêques et cardinaux. Mais Paul VI, succédant à Jean XXIII, retire la question du concile et publie Humanae vitae, avec l’aide du cardinal ultra-réactionnaire Ottaviani et du jeune Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II. Conséquences catastrophiques. En Allemagne, où l’évaluation est possible par le biais de la fiscalité religieuse, ce sont 30 % des fidèles qui abandonnent l’Église entre 1968 et 1973. Jamais on avait connu pareille hémorragie. Même si l’on manque de chiffres pour la France — un pays qui avait voté la loi Neuwirth en 1967 —, les réactions ont été tellement vives et les opinions tellement hostiles, qu’on peut considérer des désertions de la même ampleur : ce fut, écrit Catherine Grémion, un « vote par la fuite ». Une fuite qui n’a cessé de s’accroître par la suite, sous Jean-Paul II et aujourd’hui sous Benoît XVI. En 2009, la levée de l’excommunication des évêques intégristes, comptant parmi eux Mgr Williamson, antisémite et négationniste montre la tendance. Et quand une excommunication frappe l’entourage de la petite Brésilienne de 9 ans, violée par son beau-père, enceinte de deux jumeaux, dont la grossesse est interrompue sous la responsabilité des médecins, l’indignation est générale mais n’empêche pas certains prélats de justifier la condamnation, tel le cardinal Rè qui déclare à La Stampa : « Les jumeaux conçus étaient des personnes innocentes, qui avaient le droit de vivre, et qui ne pouvaient pas être supprimés. » Le grotesque est atteint par l’archevêque de Recife qui estima que le beau-père violeur était moins coupable parce que, lui, était hostile à l’avortement. »

Le déphasage entre l’Église et la société moderne ne date pas d’hier mais il semble aujourd’hui à son comble.



Un débat qui bat de l'aile

Mercredi 3 janvier

Le dernier sondage concernant l’identité nationale semble avoir accablé M. Éric Besson qui a fait l’aveu de sa déception. Ce sondage Obea/InfraForces dont plusieurs quotidiens se sont fait l’écho établit que 63 % des personnes interrogées selon les normes estiment que ce débat n’a pas été « constructif » contre 22 % d’opinions contraires. Que 53 % contre 30 % le considèrent comme une « démarche électoraliste ».

Une autre question portait sur les principales composantes de l’identité nationale française. La réponse dominante ? L’histoire de France qui plane à 92 %. De quoi réconforter les historiens. Mais une autre réponse est intéressante, inattendue peut-être : plus de 78 % des sondés jugent qu’une des composantes de cette identité est le métissage — ce qui révèle une conscience nouvelle de la réalité. Et puis à la question sur l’immigration : est-elle « une menace pour l’identité nationale aujourd’hui?, plus de 68 % répondent non contre 30 %. 

En revanche — je dis en revanche parce qu’on s’attendait à une autre réponse à la suite des résultats précédents — près de 70 % des personnes interrogées sont favorables au maintien du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale contre 30 %. Un lot de consolation pour M. Besson qui a déclaré, du reste, et bien qu’il ait annulé le grand colloque prévu, que le débat n’était pas clos. Réussira-t-il à convaincre la majorité des Français qui le trouvent « inutile » ?  


La burqa (encore)

Samedi 30 janvier

La « burqa » — oui, même si ce n’est pas le mot exact, mais on s’y perd entre niqab, haïk, jilbab, hidjab, tchador, et chacun de dire « burqa » pour parler du « voile intégral » — la burqa aura été et sera sans doute encore une manne pour la presse. La mystérieuse femme voilée a d’abord orné la couverture du Nouvel Observateur (17 décembre), puis celle du Point (21 janvier), enfin celle du Monde magazine (30 janvier), et j’en passe. Les interviews des protagonistes se multiplient, à croire qu’on les rencontre à tous les coins de rue comme en Arabie. « Je ne suis pas un vulgaire morceau de chair à l’étalage mais une femme », dit l’une. « On fait peur car nous revendiquons haut et fort le droit de pratiquer notre religion », dit une autre. Wassyla Tamzali, militante du mouvement féministe maghrébin, réplique : « Il faut mettre en avant ce qui peut y avoir d’offensant, pour une conscience moderne, qu’elle soit religieuse ou athée, dans la burqa. C’est une pratique inadmissible au XXIe siècle, que nous refusons même en Afghanistan. Comment peut-on encore en discuter en France ? C’est le monde à l’envers ! Cela devrait couler de source… »

Alors, loi ou pas loi ? Le rapport Gerin, remis le 26 janvier, suggérait une consultation du Conseil d’État. Sur quoi M. Fillon confie à celui-ci le soin d’« étudier les conditions juridiques permettant de parvenir à une interdiction du port du voile intégral que je souhaite la plus large et la plus effective possible ».

Pour Pierre Moscovici (PS), « une loi contre la burqa, c’est de la démagogie. » André Bercoff, très remonté, s’exclame : « Si notre continent est appelé à devenir un appendice vassalisé du Talibanistan, il n’y a effectivement qu’à laisser faire. Est-ce vraiment ce que veulent les hiérarques d’un parti qui ose se dire socialiste ? » Anne Zelensky, présidente de la Ligue du droit des femmes s’insurge : « La relégation des femmes au statut d’inférieures, avec son symbole, la burqa, est-elle digne de respect et compatible avec l’égalité des sexes inscrite dans la Constitution française ? Ont-ils [nos beaux esprits] idée de l’agression symbolique que représente ce suaire pour nous, femmes et féministes qui nous inscrivons dans un long combat de libération ? » Raphaël Liogier, directeur de l’Observatoire du religieux (Sciences-po d’Aix-en-Provence)  fustige, lui, l’idée d’une loi « inique » et, pour étayer sa démonstration, y va d’une comparaison époustouflante à clore définitivement le débat : « À vrai dire, je ne me sens pas plus agressé par une musulmane voilée de pied en cap que par une personne bardée d’un costume sombre et de lunettes noires sortant d’une limousine aux vitres teintées. »

(à suivre)


Marianne est-elle française ?

Mercredi 27 janvier

Plusieurs journaux ont rapporté que les Français nés de parents français mais ayant eu la coupable distraction de naître à l’étranger sont en proie à toutes les difficultés pour faire reconnaître leur nationalité. Cette mésaventure vient d’arriver à l’épouse d’un de nos anciens ministres, aujourd’hui président du FMI.

Anne Sinclair, née à New-York, déclare :

« Il fut un temps où l’on me fit l’honneur de me demander d’incarner Marianne. Aujourd’hui, la République a besoin de s’assurer doublement que je n’usurpe pas ma nationalité. Ce ne sont pas que des tracasseries bureaucratiques. C’est un état d’esprit qui fait du mal à l’identité de la France. » (Le Monde, 27 janvier 2010).

Qui dit mieux ?  

Les religions des Français

Mardi 26 janvier

L’enquête ARVAL (Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs) publie tous les neuf ans les résultats d’une enquête sur les valeurs des Français (et des Européens). La dernière enquête est de 2008. En tête vient la famille (87 %) — ce qui ne manque pas d’intérêt au temps des familles recomposées, du reflux du taux de nuptialité et de la montée du divorce (celui-ci est passé entre 1970 et aujourd’hui de 40 000 à 130 000 par an). Au dernier rang, la politique (13 %). Mais la religion ne se porte pas beaucoup mieux (15 %). En complétant l’enquête Arval par des enquêtes de l’INED et l’INSEE et de l’IFOP, le tableau est le suivant :

80 % des personnes âgées de 18 à 79 ans se déclarent « d’origine ou d’appartenance » catholique, mais 80 % des hommes et 70 % des femmes de ce groupe n’assistent jamais à un service religieux.

En 2008, 53 % de la population se disent « croyants » ; 24 % font profession d’athéisme. Entre les deux, ceux dont le cœur balance. Entre 1981 et 2008, les croyants sont passés de 62 à 53 %.

5 % se déclarent musulmans, soit 2 millions d’habitants — chiffre sensiblement inférieur à la population originaire des pays musulmans (estimée entre 5 et 6 millions). On évalue à 40 % le nombre des pratiquants (la prière quotidienne). La présence à la mosquée le vendredi est cependant en hausse, de 16 à 23 % entre 1989 et 2007, une progression due à la fréquentation accrue des jeunes. Louis Maurin, qui publie ces résultats dans son ouvrage Déchiffrer la société française (La Découverte) conclut : « La montée souvent mise en avant d’un intégrisme musulman en France doit être remise à sa juste place. Les intégristes ne constituent qu’une petite minorité des 40 % de musulmans pratiquants, qui, eux-mêmes, représentent 2 % de la population. »

La France compte aussi 2 % de protestants et 1 % de juifs (620 000 personnes).

Le trait majeur de l’évolution est le déclin sensible de la religion en France — de la religion majoritaire, le catholicisme, en particulier. Mais les pratiques rituelles ne reflètent pas exactement l’état des croyances. Celles-ci sont plus intériorisées que jadis, moins respectueuses des dogmes, mais non pas disparues. Dans ce pays largement déchristianisé, on compte seulement 24 % d’incroyants déclarés : il y a de la marge entre la pratique religieuse minoritaire et l’athéisme également minoritaire. Dans cet entre-deux se regroupent à des degrés divers la croyance incertaine, le doute sur un Au-delà inaccessible, le désir de se ménager une possibilité de Dieu, un « sait-on jamais » de prudence paysanne ; c’est le groupe des agnostiques et des mécréants relatifs, lequel n’est pas comptabilisé. 

Burqa (suite)

Samedi 23 janvier

Lors d’une réunion lundi dernier à l’université populaire d’Arcueil, un participant s’interroge : « Pourquoi, alors que l’histoire de la gauche est liée à son combat laïque contre l’Église catholique, aux lois scolaires de Ferry, à  la loi de Séparation de 1905, pourquoi la gauche d’aujourd’hui est si timide devant la religion musulmane ? » Mon interlocuteur suggérait la réponse dans sa question : ne s’agit-il pas là d’un phénomène de culpabilisation due au passé colonial de la France, à la guerre d’Algérie ? Avec en plus une sensibilité tiers-mondiste ? La peur d’être classé raciste ?

L’explication est sans doute complexe, mais l’observation demeure : la gauche est régulièrement divisée sur l’attitude à prendre dans les « affaires » qui concernent l’islam en France. En 1989, Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, eut à traiter de la première affaire de foulards islamiques, qui avait éclaté dans un collège de Creil. Embarrassé, le ministre renvoya la balle au Conseil d’État, lequel renvoya la balle aux chefs d’établissement qui seraient habilités « à autoriser ou interdire le foulard islamique ». Quelques jours plus tard, le Premier ministre Michel Rocard, lors d’un comité directeur du Parti socialiste, assurait « que le port du voile à l’école publique exprime une conception inacceptable des rapports entre hommes et femmes et doit être fermement dissuadé ». La dissuasion fut si peu efficace qu’on en est venu, sous la présidence de Jacques Chirac, à une loi qui, en février 2004, interdit à l’école le « port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ».  Cette fois, 140 députés PS sur 149 votaient la loi.

Nous voici aujourd’hui dans l’affaire de la « burqa ». D’après un sondage publié par Le Point, les électeurs de droite en nette majorité sont favorables à une loi d’interdiction du voile intégral. La gauche, elle, est partagée : 46 % d’avis favorables contre 48 % d’avis opposés. Le rejet de la loi est encore plus net chez les sympathisants du seul PS : 42 % pour, 52 % contre — alors que les partisans du Modem sont à 75 % favorables.

Est-ce à dire qu’il y aurait deux opinions en France dont la ligne de clivage traverse la gauche : d’un côté ceux qui défendent « une société homogène où prime l’adhésion aux valeurs communes » par opposition à un communautarisme menant aux « formes molles de l’apartheid » (je reprends les termes de Michel  Rocard en 1989) et, en face, les défenseurs d’une « société multiculturelle » se réclamant de la « diversité » ?

Il existe cependant une position médiane : celle des adversaires de la burqa et du communautarisme se méfiant d’une loi « liberticide » ou impossible à appliquer.

(À suivre) 

Le moral des Français

Mercredi 20 janvier

Ce qui étonne G., une amie italienne qui travaille en France depuis de longues années, c’est le pessimisme des Français, le manque de confiance dans leur pays, et souvent l’auto-dénigrement qu’ils pratiquent. Piqué par cette remarque, je me suis enfoncé dans la série de la SOFRES, « l’état de l’opinion ». Le premier volume date de 1984 et porte sur des sondages de 1982 et 1983. C’est l’époque du désenchantement après la victoire de la gauche en 1981 : en décembre 1982, 48 % des Français s’attendent à voir leur niveau de vie baisser au cours de l’année à venir – que 50 % prévoient « une année plutôt mauvaise » (15 %, « une année plutôt bonne »).

La rubrique pessimisme/optimisme est ouverte. La confiance des Français dans l’avenir est évidemment variable selon la conjoncture, mais la tendance au pessimisme domine lourdement d’année en année (une exception : 1989, sous le gouvernement Rocard). L’idée à peu près constante – contre toute réalité statistique – est que « les gens comme nous vivent moins bien qu’avant » : 50 % en 1981, 53 % en 1985, 48 % en 1987, 60 % en 1991, etc. Le pourcentage des réponses inverses (on vit mieux) est extrêmement faible (entre 5 et 20 %), les autres réponses jugeant qu’il n’y a pas de changement.

Les courbes optimisme/pessimisme ont été tracées par la SOFRES pour la période 1995-2005. La courbe noire (« Les choses ont tendance à aller plus mal ») est régulièrement au-dessus de la courbe rouge (« Les choses vont en s’améliorant »). Le plus grand écart est atteint en décembre 2005 : 82 % de pessimistes contre 5 % d’optimistes. La seule exception date d’octobre 2000, où les deux courbes se rejoignent à 40 %.

« Pessimisme » est vite dit, pourra-t-on objecter. Ne serait-ce pas plutôt lucidité et inquiétude fondée sur le cours des choses ? Quoi qu’il en soit l’opinion française se singularise dans les sondages comparatifs d’Eurobarmétrie. En 2006, donc avant la crise financière, les opinions européennes sont interrogées sur les chances et les risques de la mondialisation : les Français sont les plus pessimistes (les plus optimistes étant les Danois). Sondés sur « la qualité de vie des générations futures », les Français se montrent encore une fois les plus pessimistes. On trouvera le détail de ces enquêtes dans L’État de l’opinion 2007, présentés par O. Duhamel et B. Teinturier au Seuil. On lit dans la dernière édition de la série (2009) ce commentaire : « Un pessimisme collectif massif : entre 70 et 85 % des Français pensent depuis deux décennies que les choses vont en se détériorant. » 

Voilà un beau sujet de réflexion. Dans Parlez-moi de la France, publié en 1997, j’avais intitulé un chapitre sur le sujet : « Notre maladie endémique ». Je citais Theodore Zeldin qui, sur le ton « Messieurs les Français, cessez de vous lamenter », écrivait : « Les Français, lorsqu’ils se regardent dans le miroir, le font à travers des lunettes sombres. Ils sont moroses parce qu’ils hésitent à les retirer. »

En même temps la France est le pays d’Europe qui fait le plus d’enfants, ce qui n’est pas une preuve de pessimisme profond. Alors quoi ?



Code la nationalité

Lundi 18 janvier

Pourquoi l’intégration ne fonctionne plus pour une partie des « enfants de l’immigration » ? Malika Sorel, auteur de Puzzle de l’intégration, nous prévient, dans un entretien paru dans Le Débat (n°151/sept.-oct. 2008), contre la fausse piste : « la dimension économique est marginale dans la réduction du problème de l’intégration ». L’obstacle, à son avis, provient du socle culturel, de l’héritage des histoires différenciées entre les pays d’origine et le pays d’accueil, du poids de la colonisation aggravé par la culpabilisation et l’autoflagellation des Français « autochtones ». Conséquence : elle réfute le droit du sol qui reconnaît la nationalité française à quiconque est né sur le territoire français — un droit trop généreux, trop naïf, trop confiant. Ce qu’il faut, dans la ligne de la Commission Marceau Long qui, en 1993, avait inspiré le « Code Balladur », c’est de n’accorder la nationalité française qu’aux enfants d’étrangers nés en France qui en auraient manifesté la claire volonté.

L’ambition est louable. Elle avait rallié en 1993 l’adhésion d’intellectuels pas tous de droite, séduits par cette vision de jeunes adultes unanimes prêtant une sorte de serment de fidélité à la République française. En toile de fond, une question lancinante : Pourquoi les Américains y arrivent-ils et pas nous ?

Les choses ne sont pas si simples. Le Code Balladur avait un vice caché : il accordait à ceux qui voulaient (et à quelques conditions supplémentaires) la nationalité, mais les autres ? Étaient-ils condamnés à être d’éternels apatrides ? Le Code modifié en 1998 est plus sage : « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité si, à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans. » Est prévue cependant « une faculté de décliner la nationalité française dans les six mois qui précèdent sa majorité ou dans les douze mois qui la suivent. » Contrairement à l’affirmation de M. Sorel, nul n’est « forcé » de devenir français.

Il y a tout de même le risque, dira-t-on, de voir grandir des cohortes de jeunes gens devenus Français parce qu’ils n’auraient pas refusé de l’être, sans l’avoir vraiment voulu. Mais c’est, historiquement, le lot de bien des Français. L’adhésion vient en marchant : le « vouloir vivre ensemble » n’est pas spontané à dix-huit ans. Ce que l’on doit souhaiter, cependant, c’est de solenniser un acte, préparé par l’école, et qui doit engager celui ou celle qui entre dans la communauté politique française de respecter la loi comme n’importe quel autre Français. L’amour de la patrie ne se décrète pas ; il viendra ou ne viendra pas. L’important est que l’entrée dans la communauté des citoyens se fasse en toute connaissance des principes qui soudent la nation. 

union nationale

Vendredi 15 janvier

Dans la Présentation de la France à ses enfants, perlée de poésie, teintée d’ironie, bourrée de références aux écrivains, aux artistes, aux villes et aux paysages, aux grands hommes et aux hommes ordinaires qui ont fait la France, François-George Maugarlone écrit :

« Mon général, sans remonter à Vercingétorix et aux Eduens, laissez-moi dire qu’à la notion d’identité nationale je préfère celle de polémique française. Après tout, le déchirement est un mode d’existence qui convient à la famille. »

De fait, si nous cherchons quels ont été les moments d’union nationale depuis la Révolution qui en avait le projet, nous devons en rabattre. Je ne vois guère qu’une année au cours de laquelle le miracle s’est produit — et c’est malheureusement la guerre qui en fut l’origine : 1914, la formation de l’Union sacrée. Lorsque, dans l’entre-deux-guerres, on assista à la formation de gouvernements dits d’ « union nationale », ce n’était qu’une union-croupion, l’alliance des radicaux et d’une partie de la droite. Quand le général de Gaulle mit à la mode le mot de « rassemblement » qu’il voulait opposer aux partis « qui divisent », il connut un échec, même si sa Constitution de 1958 fut ratifiée par 80% des électeurs : le Parti communiste, qui comptait à cette époque, s’y opposa radicalement.

Si « union nationale » a un sens, c’est ailleurs que dans l’histoire « événementielle » qu’il faut le chercher, et le livre de François George nous le suggère à tous les chapitres. Il existe une France géographique, artistique, littéraire, gastronomique, qu’on peut savourer et admirer ensemble plus facilement que d’adhérer à un programme politique commun.     

Haïti

Jeudi 14 janvier

Le désastre qui s’abat sur Haïti, après tant d’autres catastrophes naturelles, serre le cœur. Ce pays — l’un des plus pauvres du monde, avec 80 % de sa population au-dessous du seuil de pauvreté et un pourcentage égal d’illettrés, ce pays déjà en perfusion, ne survivant qu’au moyen de l’aide internationale, n’avait vraiment pas besoin de ce supplément de calamité.

À cette occasion, bien des Français ont appris que la langue officielle d’Haïti est le français. Indépendante depuis le début du XIXe siècle, Haïti avait été une colonie française officiellement reconnue par le traité de Ryswick de 1697 et devînt une des perles des Antilles au XVIIIe grâce à l’économie de plantation rendue possible par l’esclavage et la traite négrière.

Le temps de la Révolution française vit la révolte des Noirs sous la conduite de Toussaint Louverture, qui fut capturé par l’armée du général Leclerc et transporté en France où il mourut. Mais un de ses lieutenants, le général Dessalines, reprit le flambeau et libéra des Français Haïti, qui se proclama indépendante le 1er janvier 1804.

De la période coloniale a subsisté l’usage du français — et chez les paysans celui du créole, lui-même issu du français. Haïti a eu et a toujours ses écrivains de langue française, dont le plus connu est sans doute Jacques Roumain (1907-1944), dont le roman posthume, Gouverneurs de la rosée, qualifié de « chef-d’œuvre par André Breton, a connu un succès mondial.

La méconnaissance que nous avons d’Haïti, de son histoire, de sa culture, c’est aussi notre méconnaissance de la Francophonie. Le complexe post-colonial des Français, la crainte que cette institution internationale 
( l’OIF créée en 1970) n’apparaisse comme l’instrument d’un néo-colonialisme expliquent les réserves et la timidité des Français eux-mêmes, alors que 63 pays adhèrent à la Francophonie, dont 29 ont pour langue officielle le français. À lire : l’Atlas mondial de la francophonie d’Ariane Poissonnier et Gérard Sournia, aux éditions Autrement (2006).

L'hospitalité

Mardi12 janvier

Dans un ouvrage de Madame de Staël, interdit par Napoléon et pilonné par les services de la censure, on peut lire :

« Il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à l’autre : le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, contribuent à ces diversités, et nul homme quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol, qui respire un autre air ; on se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères ; car, dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit. »

De l’Allemagne, 1810.


L' "Eurabie"

Lundi 11 janvier

Notre collègue Justin Vaïsse, spécialiste des États-Unis, rend compte dans le numéro de la revue Esprit de janvier d’un ouvrage américain à grand succès, encensé aussi bien par le Washington Post que par le New York Times, les Reflections on the Revolution in Europe de Christopher Caldwell. Cet ouvrage est symptomatique d’un courant d’idées dont il n’est que le représentant le plus éclatant, et que Walter Laqueur a résumé par le titre de son propre ouvrage paru en 2007 : The Last Days of Europe : Epitaph for an Old Continent. Et ces « derniers jours » qui lui sont comptés sont dus à la submersion du « vieux continent » par l’islam.

Le tableau que trace Caldwell de l’Europe « islamisée » est un mélange de faits vrais, d’inexactitudes, de demi-vérités, d’omissions flagrantes et d’interprétations fantasmées. Prenons un seul exemple : selon notre auteur, les émeutes en France de novembre 2005 sont le fait de « sympathisants avec le djihad ». Sur ces événements, le rapport approfondi du Crisis Group, paru dans Esprit d’octobre 2006, était formel : « L’embrasement des banlieues d’octobre et novembre 2005 s’est fait sans acteurs religieux et a confirmé que les islamistes ne tiennent pas ces quartiers… » Tous les problèmes de société, à lire Caldwell, se ramènent au choc des civilisations entre des autochtones et des immigrants dont la démographie prépare la victoire définitive du « camp de l’islam ». L’Europe cèdera alors la place à l’ « Eurabie ».

Les processus d’intégration (par la langue, l’école, les mariages mixtes, l’activité professionnelle, l’acculturation) qui laissent espérer la naissance d’un islam européen et qui, déjà, tracent un tableau contrasté de l’immigration, notamment en France, Caldwell ne les connaît pas et ignore même la baisse des taux de fécondité dans les populations immigrées (ainsi que dans leurs pays d’origine, du reste). Le fait que nombre d’immigrants et de leurs descendants déclarés « musulmans » ne pratiquent pas leur religion est également ignoré de Caldwell. Tout se passe, à l’en croire, selon le schéma de la guerre des civilisations, substitut de la guerre froide : bloc contre bloc, civilisation contre civilisation, islam contre chrétienté.

Un tel manichéisme ne surprendrait pas sous des plumes de l’extrême droite. Il devient redoutable quand il s’agit d’auteurs censés être des observateurs impartiaux, loués par la grande presse américaine.


Précisons que Justin Vaïsse est co-auteur avec Laurence Jonathan d’un ouvrage intitulé Intégrer l’islam : la France et ses musulmans, enjeux et réussites, préfacé par Olivier Roy (O. Jacob, 2007). 

"Point d'étape"

Samedi 9 janvier

Le 4 janvier, M. Éric Besson a fait un « point d’étape du grand débat sur l’identité nationale ». Il s’est émerveillé de son « immense succès populaire » : à la date du 31 décembre, 227 débats avaient eu lieu, le site Internet battait des records : 540 000 visites, 50 000 contributions reçues. Il s’enchantait que les contributions visant l’islam et l’immigration ne dépassent pas 25%.

Ces contributions proposent de réactiver la conscience nationale par le respect des symboles (le drapeau, l’hymne national, la commémoration du 14 Juillet, etc.) Le ministre retient même la suggestion d’un participant : « faire chanter la Marseillaise dans les rencontres de première division des championnats de France des principaux sports pratiqués en France ». Fertile imagination !

Pourtant, très peu d’attention semble portée à ce qui altère le plus la cohésion sociale : le chômage, le travail précaire, des millions de gens vivant au-dessous du seuil de pauvreté (voir le n° de L’Histoire de janvier)… Rien que cette phrase : « Certains participants soulignent l’écart qui se creuse entre les principes républicains qui sont réaffirmés et la réalité de leur vie quotidienne, dans laquelle ils subissent des discriminations pour l’accès à l’emploi ou au logement. »

Le taux de chômage des 15-24 ans (21,2% en 2008 contre 8,2% pour l’ensemble de la population active), le taux de chômage encore supérieur dans les « banlieues » et autres « quartiers sensibles » — concentration massive de populations pauvres — devraient nous alerter  : je n’ai rien contre les symboles, la Marseillaise ou le drapeau tricolore, mais le problème social reste la priorité des priorités. Rien n’est simple, il faut le reconnaître, et les mesures n’ont pas manqué pour le résoudre ou l’atténuer. Mais il est illogique, dans ce débat, de confondre les causes et les conséquences. On pourra toujours faire chanter la Marseillaise dans les stades, à la radio et à la télévision, on ne créera pas un sentiment national avec des millions de laissés pour compte.


Qualité de vie

Jeudi 7 janvier

Les Français battent deux records : celui du pessimisme et celui de l’épargne. Sondage après sondage, la majorité de nos compatriotes se disent inquiets, peu confiants dans l’avenir, pleins d’appréhension pour leur vieillesse. Il n’y a donc pas de contradiction entre cette morosité continue et le volume de l’épargne des particuliers : les Français n’ont pas l’insouciance des paniers percés.

La contradiction est ailleurs. C’est le magazine américain International Living magazine qui nous la suggère en publiant son bilan annuel sur la qualité de vie dans les pays du monde entier. Or, pour la cinquième année consécutive, la France se classe la première devant 193 autres pays et devant l’Australie (2e), la Suisse (3e), l’Allemagne (4e) et la Nouvelle Zélande (5e), tandis que les États-Unis se classent 7e et la Grande-Bretagne 25e.

Pourquoi ? D’abord parce que la France a « le meilleur système de santé du monde », selon le magazine. Et puis toutes les saveurs de la vie quotidienne que Jackie Flynn, l’éditrice de la revue, détaille avec enthousiasme. Seules ombres : la France n’est qu’au 19e rang pour « les  loisirs et la culture » et 64e pour l’environnement. Tout cela établi en fonction de statistiques nationales et internationales complétées par les avis des correspondants du magazine dans le monde.

 Est-ce à dire que les Français ne connaissent pas leur bonheur ? Ils en ont sans doute conscience, mais ils ne veulent pas en convenir : un épargnant n’aime pas parler de ses économies.


Fraternité

Mercredi 6 janvier

En achevant la présentation de ses vœux à la télévision, le 31 décembre, le président de la République en a appelé à la « fraternité ». Le mot n’était pas d’usage dans sa bouche. Il a fallu attendre Ségolène Royal pour que le troisième terme de la devise républicaine se fît naguère de nouveau entendre, mais en général, à gauche comme à droite, on l’évite : de connotation trop religieuse peut-être, passablement ringard, « lamartinien », échappé de l’idéalisme romantique…

Rappelons que le mot « fraternité » avait été inscrit en 1848 dans la Constitution de la Seconde République. Le ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, avait alors commandé au philosophe Charles Renouvier un Catéchisme républicain. Celui-ci fut pénétré par l’esprit de fraternité, lequel impliquait de nouveaux droits : « Il faut et il est indispensable qu’une République fraternelle reconnaisse et assure deux droits à tous les citoyens : le droit à travailler et à subsister par le travail ; le droit à recevoir l’instruction, sans laquelle un travailleur n’est que la moitié d’un homme. »

En pleine guerre de 1870, Léon Gambetta commanda à un disciple de Renouvier, Jules Barni, un philosophe kantien, un Manuel républicain qui parut en 1872. Celui-ci consacrait un chapitre important de son ouvrage à la fraternité. Évidemment, celle-ci ne se décrète pas, disait-il ; elle n’est pas « de droit strict », mais « le respect du droit strict ne suffit pas dans la société » : « Pour qu’une société soit vraiment humaine, disait-il, il faut que [les citoyens] se regardent comme faisant partie, à titre d’hommes, d’une seule et même famille, et qu’ils s’aiment comme des frères ».

Cet esprit devait dépasser les frontières : « En s’étendant à tous les hommes, à quelque race ou à quelque nationalité qu’ils appartiennent, [ la fraternité ] doit concourir à éteindre les haines sauvages de peuple à peuple, et à faire disparaître, par l’union des diverses branches de la famille humaine, cette atroce barbarie qu’on appelle la guerre. »

Ce pauvre Barni n’avait pas vu le pire, et c’est peu de dire que le XXe siècle a méprisé la fraternité. Aura-t-elle sa revanche au XXIe ?


De l'individu

Mardi 5 janvier

Michel Drouin vient d’éditer (rééditer) le quatrième volume des articles que Georges Clemenceau a consacrés à l’affaire Dreyfus, Des Juges. Il y en a sept en tout : l’œuvre immense d’un combattant qui, sans jamais baisser la garde face aux autorités militaires, judiciaires, politiques et face aux foules hurlantes de l’antidreyfusisme, a défendu jusqu’à la victoire finale la cause du droit et de la justice.

Il faut rendre hommage à Michel Drouin qui, comme éditeur intellectuel,  témoigne d’une égale ténacité et remercier les éditions Mémoire du Livre d’avoir pris le risque de rééditer ce monument. Espérons que l’entreprise parviendra à son terme, elle en vaut la peine. Ce quatrième volume scande les événements qui vont amener l’arrêt de la Cour de cassation permettant un nouveau procès Dreyfus — le procès de Rennes de septembre 1899. Nous sommes donc loin du dénouement, en pleine bataille, et nous suivons le dreyfusard Clemenceau dans ses joutes quotidiennes contre les menteurs, contre les faussaires et leurs complices.

Dans la préface qu’il a donnée à ce recueil, celui qu’on appellera le Tigre manifeste ses distances envers le peuple. Profondément démocrate, défenseur du suffrage universel, il ne pratique pas la religion du peuple : l’épisode boulangiste, quelques années plus tôt, eût suffi à l’en éloigner. Il écrit cette fois :

« Hélas ! le peuple sauveur, le peuple Dieu est d’humeur inconstante. Tantôt je le vois s’enflammer d’une ardeur généreuse, faire des miracles au service d’une idée, tantôt se désintéresser de tout, s’abêtir dans l’indifférence, tantôt se déchaîner en furieux cortège des passions de secte, de race, ou de parti. » Il se souvient que « le même peuple qui démolit la Bastille, la rebâtit sous Napoléon. » L’affranchissement du peuple (des « haines meurtrières » comme des adulations passagères) reste au programme. Mais il n’est pas temps de désespérer :

« La nouveauté, c’est Picquart, c’est Zola, c’est le mouvement de ceux qui les ont suivis, encouragés, aidés contre le juge infidèle au devoir, contre le politique trahissant son mandat, contre le peuple lui-même désertant sa propre cause ou même se ruant à l’assaut de ses défenseurs. Quelques-uns se sont émus, quelques-uns ont parlé, quelques-uns ont agi, quelques-uns ont sauvé l’honneur. L’individu, fort de sa clairvoyance et de sa volonté, s’est mis en devoir de vaincre, là où toutes les organisations de salut avaient failli. »

L’individu ! La foi dans les capacités de l’homme seul, responsable, lucide, dont l’exemple a force d’entraînement, atténue sensiblement le pessimisme réputé de Clemenceau sur la nature humaine. L’affaire Dreyfus ne devint une « affaire » qu’à partir de la protestation d’une poignée d’individus.

Les partisans de l’Ancien régime ont accusé la Révolution d’avoir réduit la société en poussière ne laissant debout que les individus ; les doctrinaires du collectivisme dénonceront l’individualisme comme idéologie bourgeoise. Il faut pourtant en convenir, quelle que soit notre philosophie de l’Histoire :  les marqueurs de notre mémoire nationale sont avant tout des noms d’individus.  

Du hasard

Dimanche 3 janvier

Dans une tribune du Monde daté du 31 décembre dernier, « Je ne suis français que par pure contingence », Maurice T. Maschino, « journaliste, écrivain », place le hasard à l’origine de notre appartenance nationale, en fonction des variations du code de la nationalité : « tel qui hier était français aujourd’hui ne l’est plus ». On peut le dire de l’Histoire en général : tel qui était savoyard ou piémontais est devenu français après 1860 ; tel qui était alsacien est devenu allemand en 1871, de nouveau français après 1918, etc.

Mais, s’il est exact que l’on naît français, anglais ou allemand par hasard, il n’est pas dit qu’on soit condamné à rester toujours français, anglais ou allemand : des milliers d’expatriés volontaires le prouvent chaque année en devenant américains, suisses ou autre chose. Pour les théoriciens allemands de la nationalité et les nationalistes français de la « Belle Époque », ce fameux « hasard » interdisait le principe de la naturalisation, c’est-à-dire d’un choix volontaire : « Nous n’avons pas voulu notre nationalité, écrivait Charles Maurras, nous ne l’avons ni délibérée, ni même acceptée. On naît Français par le hasard de la naissance, comme on peut naître Montmorency ou Bourbon. » C’est justement contre cette théorie du hasard — qui a partie liée ici avec un naturalisme biologique inaliénable — qu’en France la tradition révolutionnaire et républicaine a proclamé comme principe de la nation le « vouloir vivre ensemble ». Un pacte symbolique ou implicite que chacun de nous peut rompre quand il le veut — contrairement au principe de l’hérédité indélébile. Je suis né français par hasard, mais je le reste parce que je le veux. 


"Burqa"

Mercredi 30 décembre

Si on faisait le point sur la « burqa » ?

1. Le vocabulaire : burqa est le voile qui recouvre totalement le visage, tout juste grillagé pour pouvoir se mouvoir ; niqab désigne le voile noir qui laisse seulement les yeux à découvert. Les membres de la commission parlementaire ad hoc ont décidé, pour éviter toute impropriété, de parler du « voile intégral ».

2. Le port de ce voile intégral concerne aujourd’hui environ 1200 femmes en France, majoritairement de nationalité française, dont une minorité de converties.

3. Le voile intégral n’a jamais été une prescription coranique, mais celle de groupuscules soi-disant « salafistes ».

4. L’expansion de ce voile en Europe est interprétée comme un élément de la stratégie islamiste — « une stratégie de grignotage », selon l’expression d’Abdelwahab Meddeb : « les militants sont exhortés à agir dans la légalité afin de gagner, en Europe, des parcelles de visibilité en faveur de la loi islamique ». Le port de la « burqa » est une provocation politique.

5. L’irruption de cette tenue dans l’espace public ayant ému nombre de Français, qui y voient un état de soumission (volontaire ou non) de la femme, les politiques de droite et de gauche, redoutant sa contagion, examinent la possibilité d’une interdiction légale.

6. Les adversaires d’une telle loi ne manquent pas. Pour certains, cette tenue en vaut d’autres — et elle ne compte qu’une faible minorité d’adeptes. D’autres, se plaçant sur le terrain juridique, considèrent qu’une loi pareille — parce qu’elle porte atteinte aux libertés fondamentales — serait promise à la censure du Conseil constitutionnel : « À partir du 1er mars 2010 et l’entrée en vigueur de la nouvelle disposition, tout justiciable, explique Dominique Rousseau, professeur de droit à Montpellier-I (dans le Journal du dimanche, 27 XII-2009), pourra soulever devant le juge l’inconstitutionnalité de cette loi. »

7. Depuis la dernière réforme constitutionnelle, les résolutions sont de nouveau permises au Parlement. Il s’agit de déclarations sans conséquences légales — comme cela existait sous la IVe République. Certains politiques souhaitent s’en tenir là, quitte à laisser aux collectivités locales de décider d’une réglementation.

8. Le rapport de la commission chargée du dossier doit être déposé à la fin de janvier 2010. Trop long pour M. Jean-François Copé qui annonce le dépôt d’un projet de loi par l’UMP sans plus attendre !

9. On attendait des autorités du culte musulman une mise au point publique, mais l’amalgame courant entre « burqa » et « voile islamique » les retient. Attitude dommageable : se démarquer des groupuscules serait pour les imams un gain de respectabilité pour leur religion. Seuls des Français musulmans isolés — comme Meddeb cité plus haut — se livrent à cet éclaircissement nécessaire. L’ensemble des musulmans de France redoutent que le débat et l’éventuelle discussion de la loi « anti-burqa » ne soient l’occasion d’une nouvelle offensive contre eux.

10. Le législateur éventuel sera avisé de prendre des gants, comme il l’avait fait dans l’affaire du foulard islamique à l’école en intégrant la question du voile dans celle, élargie, des « signes ostentatoires » d’appartenance religieuse. La loi ne peut qu’être générale et non viser un cas particulier. L’imagination des juristes favorables (on a vu qu’ils ne l’étaient pas tous) est mise à l’œuvre.



"Avec passion"

Samedi 26 décembre

Le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire (ouf !) m’adresse le discours in extenso prononcé par M. Éric Besson à l’Assemblée nationale. On sait que l’auteur n’eut pas grand succès et il n’était pas aisé le lendemain de retrouver dans la presse le contenu de son propos sur « l’identité nationale ». Je suis donc bien aise de savoir au juste ce que veut notre ministre.

L’objet de ce débat est donc l’identité nationale. Mais quelle est la problématique ? Il y a mille façons de parler de la France et de la nation : où veut-on en venir ? Réponse : « C’est parce que nous devons préserver l’unité de notre Nation, la raffermir, que le débat sur l’identité nationale est utile. » On s’étonne : comment un pareil débat pourrait « raffermir» l’unité nationale ? Mais il paraît que le « peuple » s’en « est saisi avec passion » (sic).

Le premier problème est ainsi posé : « Un peuple qui a inventé les ‘’services publics à la française’’, et revendique son ‘’exception culturelle’’, est fondé à s’interroger sur sa capacité à préserver son mode de vie dans un monde chaque jour plus compétitif, plus globalisé. » À ces doutes, il faut apporter des « réponses modernes et républicaines ». Et notre ministre, sans attendre les résultats de son enquête, résume l’aspiration des citoyens : ils « attendent du politique qu’il dessine les contours d’une solidarité moderne face aux forces centrifuges. » Pourquoi débattre puisque la réponse est connue des autorités publiques ? Débat inutile donc : le gouvernement sait ce qu’il faut faire.

L’orateur passe vite au second problème, le vrai : l’immigration : « Dire qu’immigration et identité nationale n’ont pas de lien est un contresens. L’immigration se situe en réalité au cœur de notre identité nationale. Et l’intégration des immigrés est la vocation de notre Nation. » C’est dit, et nous voici au cœur du sujet : « Ce débat sur l’identité nationale ne doit pas être focalisé sur l’immigration, mais il ne doit pas l’ignorer pour autant. » Installation annuelle de 200 000 étrangers non européens en France, 110 000 nationalisations, il faut que tout ce monde-là devienne français. Et notre ministre de proposer diverses mesures : donner un parrain républicain à tout nouvel arrivant, organiser une cérémonie avec serment pour la naturalisation, entonner au moins une fois par an la Marseillaise dans les écoles, mettre en place des cycles d’instruction civique dans les préfectures, combattre les discriminations par les bourses, les internats éducatifs, encourager les entreprises à la diversité de leur recrutement … Ici encore, on a les questions et les réponses empaquetées.

Au terme de cette lecture, deux remarques. Il faut rendre cette justice à M. Éric Besson, cible de toutes les injures, tête de Turc des gazettes, que son discours n’est ni pétainiste ni xénophobe. Il conclut sur la « France ouverte », qui « évolue avec son temps » et qui, « fidèle à ses valeurs », « continue de croire que le but ultime de la politique c’est de favoriser l’émancipation des individus et des peuples ». Mais, évidemment, autre chose est le contenu d’un discours qui ne mange pas de pain et que personne n’écoute, autre chose est l’instrumentalisation politicienne de ce débat, lequel ne ressemble pas à un débat mais à une tentative de re-mobilisation populaire et électorale à partir des peurs réelles de la société.


M. Besson utilise un mot désormais convenu dans la sarcosphère : volontarisme. « Volonté » ne suffit pas, il faut exprimer une sur-volonté, une détermination absolue. Or le volontarisme n’est pas un degré de plus dans la volonté, c’est l’illusion selon laquelle on peut soumettre le réel à ses volontés. Depuis 2007, le « volontarisme » du vainqueur s’est brisé sur quelques réalités à la tête dure.  

Ils ont dit

Jeudi 24 décembre

Henri Guaino :

« L’immigration, la religion, cela fait partie du débat, mais ce n’est pas tout le débat. La mondialisation a fragilisé les identités. »

(Le Figaro, 23—XII—2009)


Jacky Cordonnier, historien des religions :

« L’islam est une religion que les Français connaissent mal et qui fait peur. Avec ce débat absurde sur l’identité nationale, la loi sur la burqa et les propos racistes que l’on laisse se diffuser, on est en train d’offrir un paquet cadeau au Front national. »

(Sud-Ouest, 24—XII—2009)


Anonyme, sur le site créé par le préfet de Corse, Stéphane Bouillon :

« Être français, c’est ne pas être corse. Voilà, c’est amplement suffisant. Pace è salute a tutti. »

(Le Monde, 24—XII—2009)

Le Corse Napoléon lui-même n’avait pas rêvé d’une Grande France aussi vaste.

Hier, aujourd'hui, demain

Mercredi 23 décembre

Cherchant à définir la France, nous sommes défiés par un double impératif, celui du patrimoine à sauvegarder et celui d’un avenir commun à bâtir. L’obsession du patrimoine sécrète le risque d’enfermer le pays dans son passé, de figer son histoire en images d’Épinal. Ne considérer, à l’inverse, que l’état présent des choses et les potentialités de demain risque de faire fi des continuités qui, dans la longue durée, ont cimenté un esprit collectif.

En amont, un stock de références — sombres heures et jours bénis — personnifie le groupe national : la culture y préside. En aval, un point de fuite s’impose faute duquel la communauté politique est menacée de n’être plus qu’une collection d’individus livrés au hasard. Le futur est indissociable du passé — ce que certains Constituants de 1789 ne voulaient admettre en rêvant de redessiner la France sur une page blanche, tandis que les Émigrés de Coblence, pétrifiés dans la nostalgie, n’avaient rien appris parce qu’ils n’avaient rien su oublier. 

Fronde

Mardi 22 décembre

Le débat officiel sur l’identité nationale aurait-il atteint l’un de ses buts, préserver la captation des voix Front national en 2007 par Nicolas Sarkozy ? Jean-Luc Parodi, qui commente le baromètre IFOP—JDD note un gain de popularité pour le Président parmi les électeurs du Font national. Mais la cote globale reste basse (37% d’opinion favorable contre 62% de mécontents) et la plupart des personnes interrogées trouvent le débat « déplacé », un « sujet de division », portant sur de « faux problèmes alors qu’il y en a tant de vrais ». (Journal du dimanche, 20-XII). Un sondage du Parisien du 21 décembre confirme la désaffection du public : 50 %  ne sont pas contents ; 34% seulement souhaitent que le débat se poursuive.

L’initiative du Président mise en musique par Éric Besson a pris un tour irréel. Des réunions dans les préfectures qui ressemblent ici à des petits meetings de l’UMP, là à des concours de langue de bois. Que veut-on, que cherche-t-on ? Qu’est-ce qu’on entend démontrer que les Français ne sachent pas ? Pour quelle politique ? « Une nouvelle esbroufe », déclare Marine Le Pen dans une tribune du Monde (22-XII), et la députée européenne, saisissant la balle au rebond, de reprendre l’amalgame de papa entre émigration, délinquance et violences. Le résultat du match Nicolas Sarkozy contre Front national ne serait-il pas l’enjeu central de ce débat ? 

Littérature encore

Lundi 21 décembre

À propos du prestige de la littérature en France, j’en reviens à Curtius à son Essai sur la France. Pour lui, pas de doute :

« La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable.  Il n’y a qu’en France où la nation entière considère la littérature comme l’expression représentative de ses destinées. […] Il est impossible de comprendre la vie politique et sociale de la France si l’on ignore sa littérature ; si l’on ne saisit pas sa fonction essentielle qui est de servir à la fois de centre et de lien à toutes les manifestations de son évolution historique ; si on ne lit pas les classiques français, et dans l’esprit même où les Français les lisent. En France, toutes les idéologies nationales sont sorties de la littérature et en sont restées imprégnées. Celui qui veut jouer un rôle politique doit faire ses preuves littéraires. Prétendre avoir de l’influence sur la vie publique est inutile, aussi longtemps que l’on ne s’est pas rendu maître du mot parlé et écrit. »

Un autre Allemand, imaginaire celui-là, officier de l’armée d’occupation, inventé par Vercors dans son Silence de la mer, disait à peu près la même chose dans le soliloque auquel il se livrait devant la bibliothèque de son hôte délibérément muet :

« Les Anglais […] on pense aussitôt : Shakespeare. Les Italiens : Dante. L’Espagne : Cervantès. Et nous, tout de suite : Gœthe. Après, il faut chercher. Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant ? Molière ? Racine ? Hugo ? Voltaire ? Rabelais ? ou quel autre ? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord.

Il se retourna et fit gravement :

— Mais pour la musique, alors c’est chez nous : Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart… quel nom vient le premier ? »

Ces citations datent : qu’en est-il aujourd’hui ? Il n’est pas de saison sans que ne paraisse un pamphlet contre l’enseignement du français dans l’enseignement secondaire, depuis une trentaine ou quarantaine d’années, conforme à la théorie littéraire. On dit (je n’ai pas vérifié) que nombre de bacheliers moyens ne savent pas dire dans quel siècle vivait, par exemple, Rabelais, et que beaucoup ont été dégoûtés de la lecture. Je n’entrerai pas dans cette querelle : je cite seulement le témoignage de Tzvetan Todorov.

Grand théoricien littéraire, membre du Conseil national des programmes de  1994 à 2004,  il est arrivé en France au début des années 60. Il avait alors constaté que les études littéraires se faisaient d’un point de vue externe (étude du contexte historique, idéologique, esthétique) et selon une approche empirique. Fort de ce qu’il avait appris chez les formalistes russes et les théoriciens du style et des formes allemands, il sentait la nécessité d’équilibrer cette pratique externe par l’approche interne (« étude de la relation des éléments de l’œuvre entre eux »). Il travailla donc, en compagnie de Gérard  Genette, à une « poétique », qui inspire les programmes actuels. Mais, écrit Todorov, nous connaissons aujourd’hui un déséquilibre inverse : « Le mouvement du balancier ne s’est pas arrêté à un point d’équilibre, il est allé très loin dans la direction opposée, celle d’une attention exclusive pour les approches internes et pour les catégories de la théorie littéraire. » Autrement dit, les textes et les œuvres n’existent qu’à titre de matériaux sur lesquels peuvent s’exercer les techniques du décryptage et l’illustration des concepts. On a évacué au passage la finalité de l’enseignement littéraire : « les grandes œuvres de l’histoire de l’humanité. » Quand les moyens sont pris pour la fin, on n’aboutit qu’à former au mieux des cancres savants, des Vadius de la rhétorique, et des Trissotin de la communication.

            Si ce témoignage n’est pas réfutable — et s’il l’est qu’on me le dise, qu’on me rassure ! —, on pourra abandonner Curtius et Vercors aux membres du troisième âge. 

Les moralistes

Samedi 19 décembre    

    Plus que l’histoire politique ne serait-ce pas l’histoire littéraire qui exprime au mieux l’ « identité de la France»? J’y pensais en découvrant la belle anthologie que François Dufay a composée, Maximes et autres pensées remarquables des moralistes français, de La Rochefoucauld à Cioran, et qui est aujourd’hui publiée à titre posthume. François était notre ami, membre de notre comité de rédaction, l’auteur notamment de ceVoyage d’automne dont fut tiré un film pour la télévision. Nous l’appréciions pour la finesse de son intelligence, sa vaste culture et nous avons été bouleversés par sa mort accidentelle. Les moralistes faisaient partie de ses admirations.

     Ces maîtres de l’aphorisme, de l’apophtegme, de la sentence qui ne faisaient pas de la morale mais scrutaient la vie morale de leurs contemporains, Nietzsche en a fait les représentants typiques de la prose française qu’il a loués et imités : «  [Une raison] sur laquelle les Français peuvent fonder leur supériorité en Europe, c’est leur vieille et diverse culture des moralistes, qui fait qu’on rencontre même chez de petits romanciers de journaux on n’importe quel boulevardier de Paris une sensibilité et une curiosité psychologiques dont en Allemagne, par exemple, on n’a aucune idée (ni encore moins rien d’approchant). »

    Ces virtuoses de l’écriture fragmentaire distillent le pessimisme sur la nature humaine comme les abeilles font du miel. Censeurs de l’illusion, éreinteurs des vanités, rabat-joie des mondanités, démolisseurs des belles âmes, négateurs du Progrès, spéléologues de la faiblesse humaine, chasseurs de la bêtise, ils constituent, à travers les siècles, la galerie des penseurs de l’humain trop humain — comme dirait encore Nietzsche.

    Dans un pays qui voue un culte au siècle des Lumières et célèbre le Progrès, leurs œuvres émiettées forment un corpus de l’esprit conservateur ou réactionnaire bien plus éclatant que les pensums d’un Charles Maurras. Leur style tout en concision, en fulgurances, en « antithèses mordantes » défie la lourdeur des traités et des systèmes. Leurs ouvrages sont une traînée d’éclairs qui zèbrent la bonne conscience des importants ou qui se croient tels. À sa manière, Napoléon fut de leurs disciples en inventant la Légion d’Honneur. De Gaulle lui-même n’était-il pas de leur école, si prodigue de maximes ? Quand il dit à Alain Peyrefitte « En général,les gens intelligents ne sont pas courageux et les gens courageux ne sont pas intelligents », on croirait entendre Chamfort ou Rémy de Gourmont.

    Dans sa brillante présentation, François Dufay précisait que le recueil qui suivait n’était le produit que des « pensées détachées » mais, ajoutait-il, « on aurait pu tout aussi bien y inclure des passages de Chateaubriand, Balzac ou Proust, moralistes à leur façon ». Pour poser la question : « la littérature française dans son ensemble n’est-elle pas, comme on le dit souvent, une « littérature de moralistes » ?

     " N’être pas dupe " est le fond d’une pensée qui caractérise assez bien l’esprit français, sceptique, méfiant, incrédule. Des enquêtes révèlent que les Français sont en Europe le peuple qui fait le moins confiance aux autres. Peut-être faudrait-il ajouter : pas plus qu’à lui-même. Ce n’est, il est vrai, qu’un versant de son caractère, l’œuvre de Victor Hugo, à elle seule, en témoigne.

 

L'islam et la République


Vendredi 18 décembre

    Comme je l’écrivais dès le début de ce blog, l’intitulé « identité nationale » collé sur le débat officiel, gouvernemental et préfectoral, dissimule la vraie question, celle de l’intégration (et de ses ratés), dont le principal obstacle paraît clairement être l’islam. Le mercredi 16 décembre, Nicolas Sarkozy confirmait sur Canal +qu’il s’agissait de réfléchir « aux conditions d’intégration des étrangers accueillis dans l’hexagone ». Par ailleurs, en commençant sa grande tribune du Monde par un développement sur la votation suisse hostile aux minarets, il ne laissait plus de doute sur le sens du débat : l’islam. Et plus encore que l’immigration en général, puisque la majorité des musulmans vivant en France sont français.

    La grande presse ne s’y est pas trompée. Le 3 décembre, Le Figaro reprenait, via l’IFOP, la question posée aux Suisses sur l’interdiction des minarets : 46% des sondés contre 40 y étaient favorables (14% sans réponse). Comme l’écrivait le commentateur de l’institut de sondages : « La crispation autour de l’islam n’a jamais été aussi forte. » Une semaine plus tard, le 10 décembre, Le Parisien publiait un sondage du CSA : « Selon vous, la pratique de ces religions [catholique, juive, musulmane] est-elle compatible avec la vie en société ? » Réponses : 82% jugent la religion catholique « compatible » ; 72% la religion juive ; 54% la religion musulmane. Une majorité de Français, cette fois, tolère l’islam (contre 40%).

    Ces sondages donnent le tournis, mais iol est intéressant de saisir l’évolution. EN 2003, 57% estimaient que les musulmans formaient ‘un groupe à part » ; en 2008, le chiffre tombait à 48%. Cette fois les réfractaires à l’idée d’une compatibilité avec « la vie en société » ne sont plus que 40%. Autre donnée : ce sont les tranches d’âge les plus élevées qui sont les plus hostiles : 68% des moins de 30 ans jugent l’islam « compatible » et 36% seulement des plus de 75 ans. Des chiffres qui tendraient à prouver une tolérance croissante en France à l’égard de l’islam.

    Est-ce à dire que l’optimisme va de soi ? Qu’il suffit de laisser couler le temps pour parvenir à la coexistence pleinement pacifique entre les non-musulmans et l’islam ? Je ne le crois pas si un compromis entre la religion musulmane et la communauté historique et politique française n’a pas lieu. D’un côté, les Français de tous âges doivent comprendre et accepter que l’islam est devenu la deuxième religion du pays ; qu’elle a droit de cité et lieux de prières ; que les Français musulmans sont des Français à part entière. D’un autre côté, les musulmans et leurs imams doivent s’adapter sans arrière-pensée à la loi française : laïcité et égalité des sexes.  L’espoir que nous devons partager avec l’avant-garde des élites musulmanes de France, c’est de voir la formation progressive d’un islam français. Cela prendra du temps. Le contexte international, les guerres du Proche et du Moyen Orient, n’y prédisposent pas : la peur favorise le rejet et le rejet favorise le communautarisme. N’oublions pas cependant qu’il a fallu plusieurs décennies pour parvenir à la coexistence acceptée entre l’Église et la République. Ni les lois scolaires des années 1880 ni la loi de Séparation de 1905 n’ont obtenu l’aval des catholiques, eux-mêmes encouragés au refus par le pape. Ce n’est que peu à peu que l’apaisement s’est imposé ; il a fallu attendre la IVe république pour que des catholiques deviennent chefs de gouvernement. Jusque-là la légitimité républicaine, c’est-à-dire laïque, leur faisait défaut.

    On me dira que les guerres mondiales (l’Union sacrée puis la Résistance) ont accéléré le processus, et l’on ne souhaite pas en passer par là. Oui, mais l’islam n’est pas unifié comme l’est le catholicisme sous le magistère romain : un islam français semble disposer d’une marge d’autonomie pour s’adapter à la République. Quoi qu’il en soit, le chemin du rapprochement à parcourir appartient aux deux parties.



Culte de l'histoire ?

Mardi 15 décembre

Voyez le paradoxe : notre gouvernement nous invite à débattre sur notre identité nationale et, simultanément, il supprime l’enseignement de l’histoire obligatoire dans les Terminales S.  L’incohérence est manifeste. La connaissance du passé constituée en discipline a en effet largement contribué à forger un sentiment national. Contradiction probable entre des intentions idéologiques et une réforme technocratique.

L’émotion provoquée par la réforme de M. Chatel a dépassé le cercle du « lobby disciplinaire » — comme dit si élégamment notre ministre. Elle est révélatrice de la place occupée par l’enseignement de l’histoire dans nos habitudes. On a remarqué, à ce sujet, que chaque intervenant dans la controverse ne parlait que de l’histoire, oubliant la géographie qui lui est liée dans notre enseignement. C’est une injustice, mais le statut de ces deux disciplines n’est apparemment pas le même dans l’esprit public. Qu’est-ce qui fait donc le prestige de l’histoire ?

Les réponses affluent : les grands noms du XIXe siècle (de Michelet à Lavisse) qui a créé la discipline ; la pénétration du roman par l’histoire (Balzac, Stendhal, Hugo, Martin du Gard, Aragon, je ne cite que les premiers noms qui me viennent) ; la qualité dramatique et donc attrayante de l’histoire française (révolutions, coups d’État, changements de régimes…) ; l’appel à l’histoire des hommes politiques (par exemple de Gaulle dans ses discours de guerre : « Il y a 153 ans, disait-il dans son allocution du 14 juillet 1942, la fureur triomphante du peuple français faisait du 14 juillet la Fête de la Nation. Et, comme la voie était ainsi frayée à la liberté, cette fête devenait, du même coup, celle de tous les hommes libres. ») ; la valorisation du pays et de ses habitants par le souvenir — sélectif — des heures de gloire…

L'écrivain allemand Friedrich Sieburg écrivait en 1929 dans Dieu est-il français ? : « L’histoire, cette grande séductrice, prouve chaque jour au peuple français qu’il détient à juste titre le monopole de la raison et de la civilisation. » Un rêve collectif, une légende, une illusion peut-être, une présomption sans doute, mais c’est ainsi : à tort ou à raison, les Français étaient fiers de leur histoire, et c’est par cette histoire qu’ils se sentaient des Français, quand bien même leurs parents étaient nés au-delà des frontières.

On doit se demander cependant si le goût français de l’histoire n’a pas été formé aussi par l’historicisme, c’est-à-dire l’idéologie du sens de l’Histoire. La théologie chrétienne y a contribué, en attendant Hegel et Marx. Les fondateurs des républiques successives étaient pleins de l’idée de Progrès. Des millions de Français ont été portés à croire qu’ils coopéraient à la genèse d’un nouveau monde, et le puissant Parti communiste des années suivant la Libération ne fut pas le dernier à inculquer le respect de l’histoire à ses militants.

Les critiques de l’histoire n’ont pourtant pas manqué. Paul Valéry ironisait sur « cette petite science conjecturale » : « Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout » ; Montherlant écrivait dans le même sens : « L’histoire est une sibylle à laquelle on fait dire tout ce qu’on veut. ». Et Francis Ponge désabusé : « L’histoire, ce petit cloaque où l’esprit de l’homme aime patauger. »

Il n’empêche, nous cherchons dans l’histoire à décrypter notre généalogie collective, et, sans elle, nous sommes comme des enfants abandonnés qui, devenus adultes, cherchent éperdument à savoir d’où ils viennent.



Un commissaire dissonant

Dimanche 13 décembre

Yazid Sabeg, commissaire à la Diversité et à l’Égalité des chances, dans Le Journal du dimanche

    "Je suis mal à l’aise, et c’est mon rôle d’avertir. Ce débat échappe à tout contrôle, peut aggraver les fractures et donne à beaucoup de Français, les Français de confession musulmane, le sentiment d’être une fois de plus marginalisés. Quand on organise un débat public, on doit politiquement dire ce qu’on cherche et où on veut aller. Si l’on avait dit que ce débat devait nourrir l’égalité réelle, les choses auraient été différentes. Mais là, le débat est présenté comme ayant une vertu propre. C’est devenu un déversoir et un défouloir."

    À bon entendeur...

L'interview intégrale de Yazid Sabeg sur le lejdd.fr

Aux Champs

Samedi 12 décembre

  Lors de l’émission « Répliques » à laquelle je participais ce samedi, Alain Finkielkraut a évoqué l’ouvrage de Curtius, Essai sur la France. Il était dans ma bibliothèque, je ne l’avais pas rouvert depuis des lustres. Rentré chez moi, je feuillette l’ouvrage de cet Allemand publié en 1932. Spécialiste, entre autres, de Balzac, Ernest-Robert Curtius enseignait alors la littérature française à l’Université de Bonn. Son ouvrage était destiné d’abord à un public allemand : « Ce livre ne saurait rien apprendre aux lecteurs français », écrivait-il dans sa préface. C’était une coquetterie, car nul n’est mieux placé pour parler d’un pays qu’un étranger qui le connaît bien. Le revisiter aujourd’hui ne manque pas d’intérêt. Je m’en tiens aujourd’hui à son observation selon laquelle la France est une nation de paysans « attachés à leurs sillons ».

Le recensement de 1931 révèle que, pour la première fois, la population urbaine dépassait la population rural rurale. Mais on appelle « ville » toute agglomération dépassant 2000 habitants, ce qui laisse encore la prépondérance aux campagnes.  Cette importance de la paysannerie est due au maintien d’une petite et moyenne propriété remontant au Moyen âge, confirmée par la Révolution et fortifiée par le Code Napoléon abolissant le droit d’aînesse. Michelet écrivait en 1846 : « La terre de France appartient à quinze ou vingt millions de paysans qui la cultivent ; la terre d’Angleterre à une aristocratie de 30 000 personnes qui la fait cultiver. » Sur les années 1930, le géographe Pierre George portait ce diagnostic : « Socialement, grands propriétaires et grands exploitants demeurent importants dans la campagne française. Techniquement et économiquement, il ne fait pas de doute que c’est la petite et la moyenne exploitation qui donnent le ton. » À l’heure du Front populaire, le nombre global des Français employés dans l’agriculture est encore supérieur au total des travailleurs des industries des mines, de la métallurgie et du bâtiment. Au Royaume Uni le rapport entre les deux catégories était alors environ  1 à 20.

Jusqu’au milieu des années cinquante et avant l’exode rural massif des Trente glorieuses, la population active de la France a été largement représentée par des petits exploitants agricoles, des artisans et des petits commerçants. Cette continuité a eu des effets non seulement économiques mais culturels et politiques. Une forme d’individualisme en est résultée et son corollaire : les résistances au collectif. Le très faible taux de syndicalisation des salariés, la modestie des effectifs partisans (à l’exception du Parti communiste dans la douzaine d’années de l’après- Seconde Guerre mondiale), le mépris assez généralisé des règles, des codes et des lois. Des siècles semblent avoir structuré des comportements qui survivent à leurs causes originelles.

Au milieu du XIXe siècle, Proudhon et Marx avaient déjà noté l’importance, politique cette fois, de la petite propriété, ce que l’auteur du 18 Brumaire de Louis Bonaparte appelait la « paysannerie parcellaire ». Avec le suffrage universel, elle est devenue la base sociale du Second Empire, fidèle jusqu’en 1870 à Napoléon III. Pauvres, isolés les uns des autres, incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, il réclame de l’État protection contre la bourgeoisie. Plus tard, pour enraciner la République, Jules Ferry et Léon Gambetta partiront à la conquête des paysans. Dans les années 1950, la modernisation du pays, synonyme d’industrialisation et d’exode rural, provoquera la révolte de Pierre Poujade et des poujadistes. Malgré sa défaite historique, la petite propriété a marqué en profondeur nombre de Français, restés jardiniers et pavillonnaires.

J’ai écrit : « jardiniers », c’est encore Curtius qui m’inspire le mot : « Lorsque le Français évoque la nature c’est avec la pieuse dévotion du jardinier et du travailleur agricole, tandis que l’Allemand lui demande avant tout de satisfaire sa passion pour les forces élémentaires. ‘’L’homme socialise la nature’’, a dit Comte. C’est là une pensée éminemment française. Car le Français veut se sentir le maître de la nature. Il aspire à dompter sa force destructrice. Il aime l’aspect limité, morcelé, ordonné des champs, des vergers, des bouquets d’arbres. Mais il n’aspire nullement à se perdre dans l’infini de la nature, fût-ce dans la rumeur de la forêt ou le bercement des flots. »

D’où sans doute les limites du romantisme français.

Amalgames

Vendredi 11 décembre

En voulant confessionnaliser la société française, Nicolas Sarkozy, disais-je hier, est en train de nous préparer le retour de Maurice Allard, le grand pourfendeur du christianisme à la Chambre des députés en 1905. À peine énoncée, la crainte se confirme : j’ai vu le fantôme d’Allard agiter ses chaînes dans la prose de M. Dominique Lefebvre, maire socialiste de Cergy.

Celui-ci, dans une diatribe du Monde (11 déc. 2009), s’élève à juste titre contre les amalgames de notre Président : « identité nationale = racines chrétiennes ; immigration = islam ; islam = risque de ‘’dénaturation’’ pour l’identité française. » Fort bien.

Toutefois, on lit un peu plus loin : « La vérité, c’est que notre identité nationale, le génie français si l’on veut, a bien peu à voir avec l’affirmation du rôle des religions et tout à voir avec l’esprit des Lumières et de la Révolution. »

Voilà un dérapage que notre édile aurait pu éviter, un autre de ces amalgames qu’il dénonce : « France = Révolution ». N’étant moi-même d’aucune confession, j’en parle à mon aise : que M. Lefebvre le veuille ou non, l’identité française a quelque chose « à voir » avec l’héritage du christianisme. Il a beau, son clystère à la main, vouloir en purger la société, il n’y arrivera pas de sitôt.

Nous avons hérité d’une double culture, celle de la Révolution, celle de la République — qui sut être anticléricale quand il le fallait—, mais aussi d’un millénaire de catholicisme antérieur à 1789 et qui ne s’est pas éteint par décret. M. le maire de Cergy voudrait-il raser les milliers d’églises du territoire, briser les tympans des cathédrales comme les talibans l’ont fait des statues de Boudha ? Mettre Pascal à la trappe, Fénelon au rebut, Chateaubriand à la lanterne, Bernanos aux orties, Claudel à la poubelle, Mauriac aux vestiaires — ce n’est qu’un échantillon. Il pourrait aussi réduire le poème d’Aragon, « La Rose et le Réséda », à la seule rose qui lui est chère, remettre au goût du jour le calendrier républicain, interdire la fête de Noël et autres congés d’origine chrétienne… Bref, si j’adhère à « l’esprit des Lumières et de la Révolution », je ne puis faire disparaître de notre histoire et de notre société « le rôle des religions ».

Certes, le recul de celui-ci est manifeste : moins de mariages et de mariages religieux, moins de prêtres, moins de pratique régulière, tout cela est  vrai. Est-ce à dire pour autant que notre « identité » n’a rien « à voir » avec le « rôle des religions » ? Pour commencer, un élu ne devrait pas mépriser une partie de l’électorat, fût-il minoritaire. Minoritaire, du reste, quant à la pratique régulière du culte (d’après l’IFOP, un tiers des musulmans et 16% des catholiques se disent « croyants et pratiquants »), mais pas vraiment minoritaires quant aux croyances. L’enquête Arval de 2008 indique que 53% de la population se disent « croyants ».

Une étude de la sociologue Danièle Hervieu-Léger nous avertit que « l’état des croyances » ne peut se réduire aux pratiques cultuelles : malgré la perte d’influence de la religion catholique, « les mentalités demeurent modelées par cette matrice culturelle constituée, depuis des siècles, par le catholicisme[1]. »

Il faut en prendre son parti si l’on veut comprendre quelque chose à ce pays resté par bien des côtés énigmatique. Oui, M. le maire, évitons les amalgames, le réductionnisme et les simplismes, et prenons en considération la pluralité des héritages et des importations qui ont fait et refont la France.

 



[1] . Cité par Louis Maurin, Déchiffrer la société française, La Découverte, 2009, p. 324. 

La perle retrouvée

    De qui ce bel exercice d'uchronie :

    "Si, à la veille du second conflit mondial dans un temps où la crise économique envahissait tout, le peuple allemand avait entrepris d'interroger sur ce qui fonde réellement l'identité allemande, héritière des Lumières, patrie de Gœthe et du romantisme, alors peut-être, aurions-nous évité le naufrage de la civilisation européenne" ?

    Réponse :  De Christian Estrosi, maire de Nice, le 26 novembre dernier. 


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Michel Winock Michel Winock, professeur émérite à Sciences-po, cofondateur de la revue L'Histoire en 1978, est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels Le Siècle des intellectuels (Points-Histoire), Parlez-moi de la France (Plon), Jeanne et les siens (Seuil), Clemenceau (Perrin) et le dernier en date : Le XXe siècle idéologique et politique (Tempus/Perrin). 

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