Revenons à l’affaire des « caricatures de Mahomet ». Non pas sur le fond, mais sur ses conséquences historiographiques. Pour poser tout simplement la question de « l’histoire à chaud ». Je m’explique. Le 30 septembre 2005, « pour tester la liberté d’expression au Danemark », le Jyllands-Posten publie sur une même page, sous le titre « Les visages de Mahomet », douze dessins humoristiques ou satiriques. L’un de ces dessins, celui qui montre le Prophète avec une bombe dans le turban, va tenir durablement la vedette. Je résume la chronologie : le 20 octobre 2005, les ambassadeurs des pays musulmans en poste à Copenhague émettent une protestation commune. Au début du mois de février 2006, certains journaux européens - comme France-Soir, le 1er février - publient la série intégrale des caricatures. La suite est vonnue : protestations indignées, débats passionnés (le comité de rédaction de L’Histoire n’en fut pas démuni !), violences en chaîne. Et en avril 2006 parut aux éditions Bayard Caricaturer Dieu ? Pouvoirs et dangers de l’image, ouvrage du dominicain François Boespflug, professeur d’histoire des religions à la faculté de théologie catholique de l’université Marc-Bloch à Strasbourg. Ouvrage au format de poche, certes, bon marché (13 euros), mais copieux et érudit : 223 pages, glossaire, bibliographie, 324 notes ! L’auteur l’avoue dans la note 15 : « Les pages qui suivent ont été écrites sous la pression d’un sentiment d’urgence. » La rédaction a en effet été achevée le 6 mars 2006. Saluons l’exploit. Certes, dira-t-on, le Père Boespflug avait quelques dossiers sur le sujet. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la représention de Dieu et de la divinité dans l’art (comme ce Dieu dans l’art aux Editions du Cerf, 1984) ou sur le comparatisme en matière de religions (Le comparatisme et l’histoire des religions, Strasbourg, 1977). Mais pourquoi cette urgence, cette mobilisation, cette tension ? La réponse se trouve dans l’introduction, p. 20 : « Quand on sait ou du moins devine que l’ignorance fait habituellement le lit de la violence, et quand on souhaite contribuer à la paix, on tente de faire oeuvre de connaissance. C’est ce que nous nous sommes proposé de faire. » Boespflug sait que les facteurs politiques ont pu être décisifs dans cette affaire. Il sait que son érudition peut être dépensée en vain. Mais il aborde de front la question de la figuration du sacré dans les trois monothéismes abrahamiques. Le livre, même privé d’images (le prix à payer pour l’urgence, dans un monde où les droits de reproductions coûtent des fortunes ?), est excellent. Il plaide pour finir en faveur d’une histoire iconique de Dieu dans chaque monothéisme. D’où trois questions : le livre aurait-il vu le jour sans l’urgence, sans un impératif que l’on dira, faute de mieux, moral ? Faut-il des drames pour que la science historique ose accélérer sa production? L’histoire pâtit-elle des brûlures du présent, ou au contraire s’en trouve-t-elle confortée ? Avec le livre de Boespflug, elle se renforce, incontestablement.
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